Traiter avec l’extrême droite et tuer les dragons?
Les calculs électoraux viciés d'Emmanuel Macron sont l'occasion de tourner le regard vers un autre leader politique européen confronté, il y a un quart de siècle, à une droite extrémiste ayant (eu) le vent en poupe. Rappelons-nous de Wolfgang Schüssel, chancelier autrichien de 2000 à 2007, qui fut jadis décoré du titre de «tueur de dragon» face à l'extrême droite. Les amateurs d'histoire contemporaine se souviendront de ce démocrate-chrétien habile qui sortit son pays de deux impasses successives sur le plan de la politique interne et externe il y a deux décennies.
Se retrouvant en position charnière après les élections de 1999, Schüssel négocia d'abord, avec les socialistes du SPÖ, avant d'amener son parti ÖVP à former un gouvernement avec l'extrême droite autrichienne incarnée par le FPÖ. Le parti honni de Jörg Haider était sorti deuxième du scutin de 1999, totalisant 26,9% des voix. Le leader de la droite populiste dut renoncer à rejoindre l'équipe ministérielle, mais y plaça ses confidents eurosceptiques, xénophobes et ultraconservateurs. Une part notable de l'élite européenne imposa alors des «sanctions» politiques à l'Autriche. L'absence de bases juridiques ne gêna guère les Schröder, Jospin, Blair et autres Juncker.
Nouveau coup de théâtre en 2002 quand le FPÖ, déchiré entre son identité de parti d'opposition antisystème et son rôle de partenaire dans une coalition gouvernementale, provoqua des élections anticipées. Avec 42,3%, l'ÖVP se hissa pour la première fois depuis 1966 tout en haut du podium. Schüssel fut investi du titre de «Drachentöter» face à Haider, réduit à 10%, et l'Autriche fit un retour triomphal sur la scène européenne. Quelques années plus tard, en 2005, le FPÖ se scinda pour donner naissance au BZÖ éphémère, affaiblissant davantage l'extrême droite.
Pour la France, cela rappelle la séparation de Bruno Mégret du Front national de Jean-Marie Le Pen en 1998. En Suisse, la non-réélection de Christoph Blocher en 2007 eut un effet similaire. L'UDCne goûta pas d'être représentée au sein du Conseil fédéral par les élus de l'aile modérée Samuel Schmid et Eveline Widmer-Schlumpf. Leurs exclusion préfigurait la création du PBD qui fusionna avec le PDC en 2020 pour former le nouveau Centre.
Mais revenons à nos moutons français…
La dissolution de l'Assemblée nationale par le président Macron le 9 juin était sans doute guidée par une volonté similaire de reconfigurer les rapports de force dans la politique française. Sauf que Macron n'est pas Schüssel, la France n'est pas l'Autriche, et le système électoral français n'est pas celui d'autres pays qui ont fait l'apprentissage du parlementarisme à la proportionnelle. De même, le macronisme n'est pas la démocratie chrétienne, et le parti présidentiel français ne dispose ni de l'assise programmatique, ni des structures durablement solides d'un «grand vieux parti».
Macron fut élu en 2017 sans vrai programme, mais avec des slogans populistes et populaires. Sa réussite reflète un désir de renouveau et un choix par défaut contre Marine Le Pen, indésirable pour la majorité de l'électorat. Dans un premier temps, le président réussit à transformer en force cette absence d'orientations et de racines idéelles telles qu'on les trouverait chez un représentant d'une des grandes «familles politiques» européennes. S'appropriant à tour de bras des éléments du libéralisme, du socialisme, de la démocratie chrétienne et du conservatisme, Macron gouverne sans pour autant créer ni un parti durable, ni une coalition stable.
Depuis son élection pour un second quinquennat en 2022, le président de la République française compose avec un parlement dans lequel il a définitivement perdu la majorité. Les législatives anticipées de juin 2024 renforcent cette situation et auront des conséquences majeures sur l'agenda politique. Certes le parti présidentiel et les partis traditionnels pourront une nouvelle fois faire barrage au successeur de feu le Front national et l'exclure de la responsabilité gouvernementale. Mais le résultat sonne le glas de la présidence Macron, qui n'a jamais su se défaire de ses origines «hors sol».
La mutation profonde du paysage des partis politiques en France a commencé avant l'ère Macron, mais s'accélérera vraisemblablement ces prochaines années. A l'image de ce que la gauche a amorcé tant bien que mal, la recomposition des forces au sein de la droite et du centre droit ne fait que s'intensifier. Comme beaucoup de leaders à la tête de mouvements trop personnalisés, Macron risque de devenir le facteur précipitant la chute de sa formation et son absorption au sein d'une grande alliance, en l'occurrence du centre droit.
Ce nouveau centre droit français a toutes les chances d'être constitué de restes du macronisme, du gaullisme et des autres partis de la droite traditionnelle ainsi que, potentiellement, d'une partie modérée du Rassemblement national. Le «centriste» hors sol Macron aurait ainsi provoqué la naissance, en France, d'une sorte de bipartisme à l'image de ce qu'on connaît du Royaume-Uni, de l'Espagne, des Etats-Unis et d'autres pays marqués par le présidentialisme et le suffrage majoritaire. La réélection de Yaël Braun-Pivet à la présidence de l'Assemblée nationale, le 18 juillet, semble indiquer cette direction.
L'autre possibilité est celle d'un vrai multipartisme à la proportionnelle, tel qu'il se pratique entre autres en Suisse. Cela nécessiterait non seulement une révision des règles électorales, mais aussi un changement profond des mentalités politiques. Toutefois, l'air du temps ne semble pas être particulièrement favorable à davantage de compromis, de consensus et de collégialité – ni en France, ni ailleurs en Europe. ■
Comme beaucoup de leaders à la tête de mouvements trop personnalisés, Macron risque de devenir le facteur précipitant la chute de sa formation