«Environ 44% de nos effectifs partiront à la retraite d’ici à 2035»
NOUS VOULONS PARTICULIÈREMENT DÉVELOPPER LE MARCHÉ AMÉRICAIN
INDUSTRIE Profondément ancrée dans le village dont elle porte le nom, l’entreprise familiale Kuhn Rikon fait face au vieillissement de son personnel. L’automatisation et l’intelligence artificielle pourraient aider la société à continuer à produire localement
Ce sont les clapotis de la Töss qui vous accueillent à la sortie du train, une fois arrivée à Rikon. La rivière, un affluent du Rhin qui traverse une dizaine de bourgades au sud-ouest de la ville de Winterthour, a par ailleurs donné son nom à la vallée: la Tösstal.
Tout est calme en ce début de matinée du mois de juillet. Il faut juste traverser un petit pont se trouvant à quelques pas de la gare pour arriver chez Kuhn Rikon, un fabricant de casseroles et accessoires de cuisine. La couleur du bâtiment, terracotta, détonne parmi les rares autres maisons dans le voisinage, peintes dans des couleurs plus discrètes. Et la réception de l’entreprise réserve une autre surprise: pas d’employé en vue. Les visiteurs sont accueillis par un écran avec le numéro de téléphone de la personne avec qui vous avez rendez-vous.
Dans notre cas il s’agit du directeur général Tobias Gerfin qui arrive quelques minutes plus tard et nous amène à son bureau et se charge aussi de chercher du café. «Cela nous permet de bouger un peu», plaisante le dirigeant à la tête d’une entreprise employant quelque 230 personnes dont 180 en Suisse. Kuhn Rikon, fondée en 1924 par la famille éponyme, est la plus grande société du village. Elle est surtout connue pour ses autocuiseurs, regroupés sous la marque Duromatic. Parmi les six actionnaires de la firme qui sont des membres de la famille Kuhn, cinq habitent aussi à Rikon, ce qui témoigne de l’attachement à cette localité.
Si une grande partie de la production a été délocalisée il y a environ 20 ans, notamment vers la Chine, le groupe a encore un site de production à Rikon. Environ un tiers du chiffre d’affaires de l’entreprise est par ailleurs généré par les articles faits en Suisse. Chaque semaine, quelque 2500 à 6000 couvercles et 2500 à 5000 casseroles sont produits à Rikon.
A quel point une entreprise peut-elle rester fidèle à son lieu de naissance? Quelles sont les conditions pour y parvenir? Autant de questions posées au directeur général Tobias Gerfin.
TOBIAS GERFIN, DIRECTEUR GÉNÉRAL DE KUHN RIKON
Comment marchent les affaires chez Kuhn Rikon?
Après une période plutôt difficile, 2024 devrait être une bonne année. Les consommateurs achètent de nouveau des ustensiles de cuisine, notamment en Suisse. Ce marché représente environ 40 à 45% de notre chiffre d’affaires.
Qu’est-ce qui explique les difficultés rencontrées les
dernières années? Les gens se sont beaucoup équipés durant le covid et nettement moins après, parce qu’ils avaient tout ce qu’il leur fallait, voire plus. En Suisse, il y a approximativement 4 millions de ménages et environ 24 millions d’ustensiles de cuisine au total. Les estimations montrent que chaque année, on achète en Suisse plus ou moins 2 à 3 millions de pièces pour équiper sa cuisine. Donc nos ventes ont fortement progressé durant la pandémie jusqu’au premier trimestre 2022 et après, c’était beaucoup plus tendu. Les gens voulaient de nouveau voyager, aller au restaurant, faire du sport dehors et non pas équiper leur cuisine. Maintenant, il y a de nouveau une certaine normalisation du marché, notre clientèle renouvelle son équipement.
Vous avez en partie délocalisé votre production. En effet, nous avons délocalisé une partie de notre production depuis de nombreuses années pour une question de prix. Les consommateurs ne sont pas prêts à payer au-delà d’un certain montant. Ils aiment les produits fabriqués en Suisse, mais pas à n’importe quel prix. Nous avons alors mis en place une stratégie basée sur deux gammes: le «Swiss Made» et le «Swiss Design». Tous nos articles sont conçus en Suisse, mais certains sont produits à l’étranger, notamment en Chine. Nous aimerions maintenant ramener une partie de notre production en Europe.
Qu’est-ce qui motive cette décision? Il s’agit de raisons géopolitiques. Il faut que nous réduisions notre dépendance par rapport à la Chine. Avec le Covid-19, nous avons vu que les chaînes d’approvisionnement pouvaient vite devenir une source d’inquiétudes. Il y a aussi les tensions entre Taïwan et la Chine qu’il ne faut pas oublier. Pour une raison ou une autre, un problème peut survenir à tout moment dans cette région. Notre responsabilité, c’est d’évaluer tous ces risques et de prendre les décisions qui s’imposent. Par ailleurs, de plus en plus de consommateurs préfèrent des produits fabriqués en Europe. Mais en même temps, une grande partie attend des prix qui correspondent à une production en Chine. Cette combinaison est très stimulante. En ce moment, nous cherchons de nouveaux sites de production, mais nous n’avons encore rien trouvé qui corresponde à nos critères. Outre des prix compétitifs, la Chine offre un niveau de qualité et de service qu’il n’est pas facile de trouver ailleurs.
Quels sont les autres points essentiels de votre stratégie? Nous nous concentrons sur cinq pays, mais nous vendons nos produits dans environ 30 pays. Il s’agit de la Suisse, qui représente 40 à 45% de notre chiffre d’affaires, de la Grande-Bretagne, de l’Espagne et de l’Allemagne, ainsi que des EtatsUnis. Dans les années à venir, nous voulons particulièrement développer le marché américain.
A quel point êtes-vous aussi touchés par la pénurie de personnel? Le développement démographique en Suisse, tout comme dans les autres pays occidentaux, nous préoccupe. Chez Kuhn Rikon, nous avons 44% de nos effectifs qui partiront à la retraite d’ici à 2035. Dans les prochaines années, avec le départ à la retraite de la génération des baby-boomers, nous aurons non seulement une pénurie de spécialistes, mais également un manque de personnel dans tous les secteurs. Nous devons investir notamment dans l’automatisation si nous voulons continuer à produire en Suisse. Nous avons aussi commencé à utiliser l’intelligence artificielle (IA) dans certains secteurs. Par exemple, lors du lancement de nouveaux produits, nous pouvons gagner un à deux mois lorsqu’il s’agit de concevoir l’image du produit fini. Nous n’utilisons pas cette technologie pour employer moins de personnel, mais plutôt pour devenir plus efficaces. Bien évidemment, l’IA va, en Suisse comme ailleurs dans le monde, amener certaines fonctions à disparaître, mais pas autant qu’on ne le craint. Les différents postes de travail vont évidemment devoir évoluer et tirer profit de l’intelligence artificielle. Ignorer ce changement, c’est signer son arrêt de mort.
Les secteurs tournés vers l’exportation se plaignent
aussi souvent du franc fort. L’appréciation du franc est un fait avec lequel nous devons apprendre à composer. Nous devons constamment nous adapter, notamment grâce aux avancées technologiques. Avec l’inflation en zone euro qui est supérieure de 2% à celle que nous avons en Suisse, le franc va continuer à se renforcer. Le problème majeur des entreprises qui exportent, c’est la faible conjoncture des pays dans lesquels les produits sont vendus.
Dans l’Union européenne et aux Etats-Unis, certains secteurs sont subventionnés. Faudrait-il faire pareil
en Suisse? Nous n’avons pas besoin de subventions étatiques en Suisse. La situation économique ne l’exige pas. Il est certes nécessaire d’avoir une politique industrielle pour nous aider à alléger les normes. Il y a trop de réglementations. La Confédération pourrait soutenir les entreprises, notamment en signant un nouvel accord-cadre avec l’Union européenne, notre principal partenaire commercial. Demain: La douce addiction de Neuchâtel au tabac