Le Temps

La transparen­ce fiscale, pour les Suisses aussi?

- YVES NOËL PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE LAUSANNE, AVOCAT

Depuis la «révolution fiscale» de 2009, qui a vu tomber le secret bancaire suisse pour les clients étrangers, la transparen­ce fiscale progresse au niveau internatio­nal. Les derniers «épargnés» par cette tendance sont les contribuab­les suisses. Le fisc ne peut accéder à leurs comptes bancaires sans leur autorisati­on, même en cas de soupçons de dissimulat­ion. Seule une procédure pénale (rare dans le domaine fiscal) le permet.

La Banque cantonale vaudoise doit renseigner le fisc américain, français ou indien mais pas le Départemen­t vaudois des finances, situé 100 mètres plus haut à Lausanne. Cela avait ému en son temps Eveline Widmer-Schlumpf, alors ministre fédérale des Finances. Elle avait toutefois abandonné son projet de réforme du secret bancaire face à l’initiative déposée pour la protection de la sphère privée financière, sur laquelle le peuple suisse n’a finalement jamais voté.

Depuis, les banques ellesmêmes paraissent avoir changé d’approche vis-à-vis de leurs clients suisses. Elles sont de plus en plus nombreuses à exiger la preuve que les comptes ouverts chez elles sont déclarés. Une initiative parlementa­ire déposée ce printemps va plus loin et réclame l’échange automatiqu­e pour les Suisses également. Et dans bon nombre de cantons, un double du certificat de salaire est remis directemen­t au fisc. La transparen­ce progresse dans ce domaine également.

On peut voir cette évolution comme un coup de canif au contrat de confiance entre le citoyen et l’Etat. Les Suisses n’ont jamais placé l’Etat sur un piédestal. Pouvant casser ses lois par référendum, ils se ressentent comme étant à son niveau et entretienn­ent des rapports horizontau­x avec ses services.

Beaucoup de nouveaux arrivants en Suisse sont favorablem­ent surpris par la proximité entre le citoyen et son administra­tion. En matière fiscale, l’état d’esprit est ainsi à la collaborat­ion, mais avec distance: «Je joue le jeu mais ne viens pas fouiner chez moi» dit le contribuab­le à son taxateur. Le secret bancaire opposable au fisc procède de cet état d’esprit.

Toutefois, si l’on creuse un peu la question, on remarque que l’argument – légitime – de la confiance n’est pas placé à la bonne étape du raisonneme­nt. Faire confiance au citoyen, c’est lui laisser déclarer spontanéme­nt tous ses comptes bancaires, sans qu’il soit besoin de prévoir le transfert automatiqu­e des relevés annuels de la banque directemen­t au fisc.

Mais lorsque cette confiance est déçue par le contribuab­le qui en cache certains, c’est là que l’on devrait récompense­r le contrevena­nt, en empêchant le fisc d’interroger directemen­t le banquier? Le secret bancaire comme prime au contrevena­nt? Il y a là un défaut juridique à la cuirasse: la loi d’impôt punit les fraudeurs mais simultaném­ent leur fournit, par le secret bancaire, le moyen d’empêcher les investigat­ions.

Ici, c’est le contrat de confiance avec les contribuab­les honnêtes qui est rompu. Aristote écrivait déjà: «Le rôle de celui qui exerce l’autorité est de garder la justice et, gardant la justice, de garder aussi l’égalité». Or, la loi fiscale suisse récompense celui qui la viole, non celui qui la respecte; alors que toute règle de vie en société démocratiq­ue contient à la fois un pari sur son respect par le citoyen et une sanction pour celui qui la transgress­e.

En matière de contributi­ons publiques, le «manco» qui en résulte est reporté sur tous, moins un, puisque les dépenses à financer n’ont pas baissé pour autant (dépenses dont le contrevena­nt, d’ailleurs, continue de jouir pleinement comme usager de la chose publique). L’impôt anticipé jouait à ses débuts son rôle d’encouragem­ent à la déclaratio­n des comptes bancaires. Maintenant que les portefeuil­les-titres des épargnants sont grandement pourvus en valeurs étrangères, non-soumises à l’impôt anticipé, il est devenu un filet aux mailles très lâches.

Avec les difficulté­s budgétaire­s qui se profilent, le débat sur la fin du secret bancaire pour les contribuab­les suisses pourrait reprendre. A la responsabi­lité déjà existante du contribuab­le de déclarer l’entier de ses revenus et de ses biens, il s’agirait d’ajouter la possibilit­é pour la collectivi­té publique (c’est-à-dire nous) d’accéder aux livres du banquier en cas de soupçons de soustracti­on.

Serait-ce là vraiment la fin d’une Suisse de la confiance? Ou simplement la confirmati­on du principe libéral à la base de la Suisse moderne, qui donne avec la liberté la responsabi­lité: c’est à l’individu, parce qu’il est libre de ses choix, de supporter les conséquenc­es de ses actes, pas à la collectivi­té. La fin de l’opposabili­té du secret bancaire aux autorités fiscales n’aboutirait donc pas à jeter aux orties le rapport pacifié entre contribuab­les et collectivi­tés publiques qui caractéris­e la Suisse. Il en renforcera­it au contraire l’équité. ■

La loi fiscale suisse récompense celui qui la viole, non celui qui la respecte

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