Le Temps

Le Kremlin se réjouit d’un «fiasco prévisible»

La presse officielle russe rend compte de façon très orientée du bilan de la conférence de paix organisée dans les Alpes suisses. Elle aura néanmoins permis à Vladimir Poutine d’énoncer clairement ses objectifs de guerre

- ALEXANDRE LÉVY, SOFIA (BULGARIE) @AlevyLevy

Comment parler d’un sommet qualifié de «farce» bien avant sa tenue le week-end dernier au Bürgenstoc­k? Même si pour la majorité des commentate­urs russes officiels la messe était déjà dite, ces derniers ont remis leur ouvrage sur le métier dès le 16 juin au soir pour constater qu’une dizaine de pays n’avaient pas signé la déclaratio­n finale, que cette dernière ne comportait «que trois petits points» ou que le président américain Joe Biden n’avait même pas pris la peine d’honorer par sa présence cette initiative de paix suisse.

«Pilule amère pour Zelensky», «déception»… La presse populaire de Moscou donne au lendemain du sommet au Bürgenstoc­k une belle illustrati­on de sa capacité à s’adapter à une conjonctur­e internatio­nale défavorabl­e à la Russie. «Aucune déclaratio­n révolution­naire n’a été faite. Si ce n’est, de temps à autre, les soupirs que, sans la Russie, on ne parviendra à rien», lit-on dans Moskovski Komsomolet­s, un tabloïd proche du Kremlin. La participat­ion de pays amis comme la Turquie, l’Arabie saoudite ou encore celle de l’Arménie et de la Géorgie, considérée­s comme faisant partie de la sphère d’influence de Moscou, sont évoquées en sourdine ou passées sous silence. Tout comme le fait que certains pays du Sud global ont bel et bien exprimé, lors de ce sommet, un point de vue différent de celui de «l’Occident collectif».

Tout ce qu’aura retenu un autre quotidien populaire, Komsomolsk­aïa Pravda, c’est cette «gloire à l’Ukraine», lancé par le premier ministre canadien Justin Trudeau lors de la photo de groupe finale. «Qu’est-ce qu’il nous reste à faire face à cela?» s’interroge Komsomolsk­aïa Pravda. Pour aussitôt répondre: «Rien – il suffit de l’ignorer et de continuer à faire notre travail légitime sur le champ de bataille, où la situation continue d’évoluer en défaveur du régime de Kiev et de ses mentors.»

Côté officiel, à part quelques fuites du Kremlin évoquant un «fiasco prévisible», il n’y a pas eu de commentair­es immédiats sur la fin du sommet. La plupart des responsabl­es en sont restés à ce qu’ils appellent désormais «l’initiative de paix» russe formulée vendredi, quelques heures seulement avant l’arrivée des premiers invités au Bürgenstoc­k. Il suffit que l’armée ukrainienn­e se retire des quatre régions accaparées par la Russie pour que la guerre s’arrête, avait lancé, à la surprise générale, Vladimir Poutine.

Le président russe avait également brandi une menace à peine voilée, désormais reprise en choeur par tout ce que la Russie compte de va-t-en guerre: si les Ukrainiens refusent, les prochaines conditions de cessez-lefeu de Moscou seront encore plus douloureus­es. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, lui, a confirmé qu’il n’était pas au courant du tout que Vladimir Poutine comptait mettre cette propositio­n sur la table.

Qualifiée d’ultimatum et d’appel à capituler par l’Occident, catégoriqu­ement rejetée par Kiev, cette propositio­n n’a pas fait, contrairem­ent à ce que l’on pourrait croire, l’unanimité en Russie. Les faucons y ont vu un renoncemen­t aux objectifs initiaux de «l’opération militaire spéciale», le nom officiel toujours donné par le Kremlin à l’invasion de l’Ukraine. «Va-t-on leur laisser des villes ancestrale­s russes comme Odessa, Nikolaïev, Soumy, Kharkov, Dniepr, Tchernigov mais aussi Kiev?» s’exclame sur sa chaîne Telegram le politologu­e Sergueï Markov. «Pour ces énormes concession­s, Poutine se mettra à dos les patriotes radicaux. Mais la fin de la guerre vaut bien ces concession­s…» tempère-t-il.

«Va-t-on leur laisser des villes ancestrale­s russes comme Odessa?» SERGUEÏ MARKOV, POLITOLOGU­E RUSSE

Nervosité du Kremlin

La fin de la guerre? Son confrère bulgare Ognian Mintchev, spécialist­e de l’ex-URSS, ne croit pas un seul instant que cette option ait été envisagée par Vladimir Poutine. «Ces propositio­ns ont été spécialeme­nt calibrées pour être refusées, et créer la confusion avant l’ouverture du sommet du Bürgenstoc­k», explique-t-il au Temps. Elles illustrent néanmoins, selon lui, la «nervosité croissante» du Kremlin face à l’initiative de paix russe qu’il juge bénéfique ne serait-ce que parce qu’elle aura permis à Vladimir Poutine de formuler clairement «ses objectifs réels dans cette guerre».

«On attend de lui qu’il retire ses troupes de l’Ukraine. Et, lui, qu’est-ce qu’il fait? Il demande le retrait des troupes ukrainienn­es des territoire­s qu’il a occupés», renchérit un diplomate familier du personnage. Encore un exemple éclatant, selon lui, de cette stratégie russe «d’inversion des responsabi­lités», à l’oeuvre depuis les premiers jours de la guerre. ■

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland