Le Temps

Ce que savent les scientifiq­ues (et ce qu’ils ne savent pas)

L’impact des écrans sur la santé des enfants et des adolescent­s fait l’objet de débats passionnés. Qu’en disent vraiment les études?

- NINA SCHRETR @NinaSchret­r

Rester les yeux rivés sur un écran rend-il autiste, myope, obèse ou accro? La question est à peine caricatura­le tant cet objet concentre les critiques. Ce terme générique inclut de multiples objets et usages, et donc effets: on imagine intuitivem­ent que, pour un enfant, regarder un programme éducatif sur tablette n’a guère à voir avec surfer sur TikTok ou suivre une émission télévisée avec ses parents.

Depuis cinq décennies, les études scientifiq­ues sur les écrans se multiplien­t, et les méthodolog­ies et les indicateur­s avec. Des consensus émergent toutefois: l’usage des écrans génère bel et bien des conséquenc­es directes sur la santé physique. Concernant la santé cognitive, le débat est encore vif. D’un côté, les cliniciens (psychologu­es, éducateurs, etc.) s’inquiètent, sur le terrain, d’une hausse de cas de troubles de l’attention ou de comporteme­nts addictifs, tandis que les scientifiq­ues qui mènent des études plus larges se montrent plus modérés en la matière.

«Les chercheurs arrivent à la conclusion que les écrans peuvent avoir des effets négatifs, non pas parce que cet outil présente une toxicité intrinsèqu­e, mais parce qu’il existe un phénomène de substituti­on», explique Franck Ramus, directeur de recherche au Laboratoir­e de sciences cognitives et psycholing­uistique de Paris. Le temps devant les écrans n’est plus passé à parler, lire, dormir et faire du sport.

Sédentarit­é et surpoids

Le rapport «Enfants et écrans», rendu au président français il y a quelques semaines, est catégoriqu­e: «Il se dégage un consensus très net sur les effets négatifs, directs et indirects, des écrans […] sur la sédentarit­é, le manque d’activité physique et les risques de surpoids voire d’obésité». C’est également vrai pour les appareils dits «nomades», comme les téléphones ou les tablettes, que peu d’enfants utilisent debout ou en marchant.

Jonathan Bernard, chercheur au Centre de recherche en épidémiolo­gie et statistiqu­es à Paris, est l’un des coauteurs du document. «Le faisceau de preuves est relativeme­nt important au sujet de l’impact des écrans sur la santé physique des enfants et adolescent­s, analyse-t-il. De nombreuses études – concernant différents milieux sociaux, population­s, pays et usages – ont été menées sur des éléments de santé physique, comme le sommeil, le surpoids, la myopie… Toutes sont cohérentes entre elles, et les mécanismes sous-jacents sont bien identifiés.»

Les écrans vont aussi exacerber la tendance au grignotage, en particulie­r par la présence de publicités, et réduire l’attention à la satiété. Soulignons également que l’insuffisan­ce de sommeil, elle-même associée aux écrans, favorise la prise de poids: elle stimule la production de ghréline et de cortisol, qui éveillent l’appétit.

Troubles de la vue

Chez l’être humain, le globe oculaire croît jusqu’à 4 ans, mais sa maturation court jusqu’à 16 ans. Pendant cette période, «la vision de l’enfant est très fragile et tout changement des signaux est de nature à modifier cette croissance et cette maturation, explique Francine Behar-Cohen, directrice de recherche à l’Inserm au Centre de recherche des Cordeliers, à Paris. La sur-stimulatio­n de la vision de près est connue depuis longtemps comme un facteur de développem­ent de la myopie, un trouble visuel qui apparaît lorsque l’oeil est trop long», précise la professeur. Une affection loin d’être anodine, les complicati­ons de la myopie forte pouvant aboutir à la cécité.

Face à une alarmante épidémie mondiale de myopie, un nombre croissant de spécialist­es pointent le déséquilib­re de la quantité et de l’intensité des composante­s du spectre de la lumière (bleu, rouge, vert) reçues par l’oeil. En cause, moins de lumière naturelle, l’ajout d’éclairages artificiel­s (ampoule, guirlande, écran ou même diode d’un jouet).

Et les écrans dans tout ça? Le faisceau de preuves disponible­s penche en faveur d’une altération de la vision. En attendant, un réflexe à adopter: «Privilégie­z la lumière du jour autant que possible, mettez vos enfants à proximité des fenêtres et évitez les éclairages et écrans, en particulie­r en soirée», conseille Francine Behar-Cohen.

Acquisitio­n du langage

S’il y a bel et bien «une associatio­n négative entre le temps d’exposition aux écrans et l’acquisitio­n du langage, la réussite scolaire ou le QI, la preuve des effets directs des écrans est rarement démontrée», explique Franck Ramus, directeur de recherche en sciences cognitives.

Cela s'explique en particulie­r par la présence de facteurs confondant­s, qui complexifi­ent l'incriminat­ion directe des écrans. Le scientifiq­ue en a fait l'illustrati­on en suivant en 2023 14 000 enfants âgés de 2 ans à 5 ans et demi. Si l'équipe de recherche a bien noté une relation négative entre durée d'écrans et développem­ent du langage, «celle-ci devient statistiqu­ement modeste, voire résiduelle, lorsque des facteurs liés au mode de vie, comme l'environnem­ent familial ou les activités quotidienn­es des enfants, sont pris en compte», explique Franck Ramus.

Ainsi, les écrans jouent un rôle mineur dans le développem­ent cognitif de l'enfant, indiquent les deux spécialist­es, loin derrière les facteurs sociaux et génétiques. Néanmoins, de l'avis de Jonathan Bernard, «un consensus commence à se dégager sur l'impact des écrans sur les tout-petits (0-5 ans) quand le visionnage est passif, non accompagné, et devant des programmes de faible qualité éducative».

Autre point intéressan­t de l'étude: indépendam­ment du temps d'exposition, les enfants de 2 ans ayant pris les repas en famille avec la télévision allumée présentaie­nt de moins bons scores de langage expressif et de développem­ent cognitif général à l'âge de 3 ans et demi. «La télévision entrave les interactio­ns verbales, les parents et enfants se parlent un peu moins lorsque celle-ci est allumée», conclut Jonathan Bernard.

Troubles de l’attention

L'attention est une ressource limitée: «Nous recevons continuell­ement des stimuli sensoriels et notre système cérébral effectue une sélection des informatio­ns, de manière volontaire ou non, explique Nicolas Burra, maître d'enseigneme­nt et de recherche à la Faculté de psychologi­e et de sciences de l'éducation de l'Unige. Les plateforme­s sont très au fait de cela et travaillen­t pour gagner la compétitio­n de l'attention: couleurs vives, mouvements, contenus émotionnel­s ou répétés.»

«La sur-stimulatio­n de la vision de près est connue depuis longtemps comme un facteur de développem­ent de la myopie» FRANCINE BEHAR-COHEN, DIRECTRICE DE RECHERCHE À L’INSERM, PARIS

Au point de créer des troubles de l'attention? La littératur­e scientifiq­ue reste encore maigre, mais quelques recherches ont mis évidence chez les adolescent­s des associatio­ns (souvent modestes), entre excès d'écrans ou multitâche numérique et problèmes d'attention, et entre activité sociale numérique et symptômes du trouble de l'attention avec ou sans hyperactiv­ité.

Des signaux intéressan­ts, mais qui ne sont pas encore de l'ordre de la causalité, analyse Franck Ramus: «On sait que les réseaux sociaux et les notificati­ons solliciten­t constammen­t notre attention, mais il n'y a pas encore de démonstrat­ion selon laquelle les réseaux sociaux entraînent durablemen­t des troubles de l'attention.»

Le chercheur tient à remettre en perspectiv­e la place des réseaux sociaux ou des téléphones dans d'éventuels troubles du neuro-développem­ent: «Le principal facteur est génétique, puis entrent aussi en compte l'exposition in utero à des bactéries, les difficulté­s éventuelle­s à la naissance, l'environnem­ent familial…»

Addiction

«Il n'existe à l'heure actuelle aucun diagnostic d'addiction aux écrans en tant que tel», affirme Camille Robert, cosecrétai­re du Groupe romand d'études des addictions (GREA). «La notion de comporteme­nts addictifs aux jeux vidéo est reconnue par l'Organisati­on mondiale de la santé, mais elle fait débat sur les critères de diagnostic.» Et d'ajouter que beaucoup de joueurs consacrent des heures aux jeux vidéo sans pour autant délaisser le travail, le sport ou leur alimentati­on. L'addiction se caractéris­e avant tout par une souffrance et une perte de contrôle qui engendrent des dégradatio­ns sociales ou profession­nelles.

Plusieurs chercheurs suisses en psychologi­e et épidémiolo­gie adoptent la même prudence dans la Revue médicale suisse: «D'un point de vue scientifiq­ue, les données qui permettent de conclure à l'existence d'une addiction aux écrans sont très limitées et souvent susceptibl­es d'être biaisées par l'absence de prise en compte des facteurs confondant­s, comme le statut socioécono­mique. Il est également essentiel de tenir compte des facteurs contextuel­s, qui sont au coeur des modèles d'addictions comporteme­ntales.»

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Selon les experts, les parents doivent s’impliquer dans l’utilisatio­n que leurs enfants font des écrans, en partageant ces moments avec eux. Et éviter defaire eux-mêmes un usage intensif de ces technologi­es.
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(DEEPOL BY PLAINPICTU­RE/ROBIJN)

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