Le Temps

«Notre fiction est rattrapée par la réalité»

Trois interprète­s palestinie­ns jouent au Théâtre de Vidy «Le Métro de Gaza», une pièce qui prend une résonance bouleversa­nte dans le contexte de tragédie au quotidien de l’enclave. Hervé Loichemol, l’ex-directeur de la Comédie de Genève, l’a écrite avec l

- PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

Le 8 décembre 2022 à Jénine, en Cisjordani­e, Hervé Loichemol vit la première la plus déchirante de sa déjà longue carrière. Sur la scène du Freedom Theatre, cet îlot de pensée et de lumière ancré dans le camp de réfugiés de la ville, trois interprète­s palestinie­ns jouent Le Métro de Gaza, pièce que l’ancien directeur de la Comédie de Genève et l’autrice syro-palestinie­nne Khawla Ibraheem ont écrite ensemble. Au petit matin de ce 8 décembre, des soldats israéliens ont fait irruption dans l’enceinte et laissé derrière eux cinq cadavres.

Cet épisode, c’est Hervé Loichemol qui le raconte en amont de la reprise au Théâtre de Vidy aujourd’hui – et jusqu’à dimanche – d’un spectacle qui prend une résonance bouleversa­nte dans le contexte de destructio­n barbare de Gaza et de sa population, déclenchée par l’attaque ignoble du Hamas le 7 octobre. «Le 8 décembre 2022, nous avons maintenu la première après avoir beaucoup hésité, mais elle a été précédée d’une minute de silence.»

A Lausanne, les interprète­s palestinie­ns Nisbat Serhan, Yasmin Shalaldeh et Ahmed Tobasi joueront les brisures d’une vie, la spirale d’une fatalité, l’espoir pourtant d’une issue, fût-elle de secours, dans les couloirs imaginaire­s conçus en 2011 par le plasticien Mohamed Abusal. L’artiste dessinait la carte d’un métro qui traversera­it Gaza, histoire d’ouvrir à la population d’autres territoire­s que le goulet d’étrangleme­nt auquel elle est condamnée, d’ébaucher une plage de liberté. De la Palestine, il sera question tout le week-end à Vidy à travers Le Métro de Gaza, des projection­s de courts métrages gazaouis, des rencontres encore avec des artistes palestinie­ns.

Comment est née cette pièce? Depuis 2013, je donne régulièrem­ent des stages au Centre culturel français de Gaza et l’oeuvre de Mohamed Abusal m’a tout de suite fasciné. Je l’ai rencontré et nous avons organisé en 2018 des ateliers d’écriture sur ce thème. L’accès à la bande devenait à l’époque déjà de plus en plus difficile et les textes, dont beaucoup ont été écrits par des femmes, étaient à la fois très militants et poignants. Aviez-vous là un matériau? Plutôt un climat, une incitation aussi. Avec Khawla Ibraheem, nous avons voulu prolonger le rêve de Mohamed Abusal qui se joue des barrages, allant jusqu’à concevoir un RER qui relierait Gaza à la Cisjordani­e. La fable est simple: une femme cherche à rejoindre en métro un homme à qui elle a fixé rendez-vous sur internet, mais elle finit par trouver autre chose.

Que s’est-il passé le 8 décembre 2022 à Jénine? Il y a eu une opération israélienn­e à 4h du matin. Des habitants ont résisté. Il y a eu des morts, dont un jeune garçon qui donnait des cours de théâtre au Freedom Theater. Il était sorti pour voir ce qui se passait. Il a été tué. C’est ignoble et ça arrive chaque semaine. Le soir, nous avons joué devant les gens de Jénine et c’était bouleversa­nt.

Vous êtes-vous senti en danger? Non, nous ne risquons rien, nous les Occidentau­x. Les héros, ce sont les habitants de la région. Le spectacle que nous faisons est pour eux, pour témoigner de qui ils sont, de comment ils font face à une horreur que personne n’imagine ici.

Vous vous êtes engagé avec d’autres artistes romands à l’époque du siège de Sarajevo et de la tragédie de Srebrenica, qui a vu, au mois de juillet 1995, 8000 Bosniaques tués par des soldats de l’armée de la République serbe de Bosnie. Qu’est-ce qui vous porte à vous mobiliser toujours avec autant de panache? Je suis né à Mostaganem, en Algérie, au début de la guerre d’indépendan­ce. J’ai quitté ce pays gamin, en 1962, au moment des accords d’Evian. J’ai longtemps cru que le climat de violence et d’angoisse dans lequel j’avais grandi ne m’avait pas affecté. Mais un jour à Sarajevo, où je m’étais rendu avec la chorégraph­e genevoise Fabienne Abramovich, j’ai eu un flash. La ville était assiégée et une nuit, j’ai été réveillé en sursaut par une déflagrati­on. Tout m’est revenu et je comprenais pourquoi j’étais là…

 ?? (29 MARS 2024/GILLES VUISSOZ) ?? La comédienne Yasmin Shalaldeh joue l’héroïne qui cherche à rejoindre en métro un homme à qui elle a fixé rendez-vous sur internet.
(29 MARS 2024/GILLES VUISSOZ) La comédienne Yasmin Shalaldeh joue l’héroïne qui cherche à rejoindre en métro un homme à qui elle a fixé rendez-vous sur internet.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland