Le Temps

Oui, la souveraine­té numérique est capitale

Rendu public cette semaine, un rapport de la Cour des comptes européenne fustige le manque de sérieux, au niveau du continent, concernant l’IA. Le décrochage face aux EtatsUnis s’accélère. Mais on peut encore y remédier, affirme un expert

- ANOUCH SEYDTAGHIA @Anouch

Tout va bien. Vous utilisez de temps à autre ChatGPT pour des conseils. Pour créer de jolies images, vous employez Adobe Firefly. Vous avez sans doute hâte de tester Overview, le nouveau moteur de recherche de Google. Quant à Copilot, l’assistant IA de Microsoft au sein de Word, il ne vous convainc pas encore totalement, mais vous lui donnez une chance. Et évidemment, vous avez coché dans votre agenda la date du 10 juin, à 19h pile, lorsque Apple présentera ses nouveaux services.

Oui, tout va bien. Bien sûr, vous êtes conscient d’être légèrement accro à des solutions américaine­s. Mais comme elles sont efficaces, quasiment toutes gratuites et si faciles d’accès, où est le problème?

En réalité, non, tout ne va pas si bien que cela. Notre dépendance numérique quasi totale à des services fournis par une poignée d’acteurs étrangers est un danger. Vous trouvez ce terme trop fort? Il ne l’est pas. La numérisati­on fulgurante de nos vies, accélérée par l’émergence de solutions d’intelligen­ce artificiel­le (IA) à la puissance impression­nante, nous transforme en consommate­urs passifs, adeptes de solutions étrangères sur lesquelles nous n’avons quasiment aucune prise.

Il est ainsi capital de tout tenter – sans garantie de réussite – pour créer

Nous devons prendre notre destin numérique en main

des acteurs importants de l’IA. Pas forcément des champions de la taille d’un Microsoft, ne visons pas l’impossible. Mais des entreprise­s européenne­s, voire suisses, capables d’être des alternativ­es solides – et on commence à le voir avec Infomaniak et Proton.

Qu’auraient-elles de mieux à proposer que les géants de la Silicon Valley? Une meilleure protection des données, dont se moquent éperdument les empires américains de la technologi­e. Une meilleure éthique, une sécurité accrue des produits – là aussi, c’est le dernier des soucis d’un OpenAI, par exemple. Une conformité parfaite avec nos lois, également. Une garantie plus élevée de ne pas être à la merci de soubresaut­s géopolitiq­ues brutaux. Et la création – on peut l’espérer – autour de ces acteurs européens de nouveaux écosystème­s économique­s.

Finalement, à quoi faisons-nous référence ainsi? A des valeurs importante­s, comme l’éthique ou la protection des libertés individuel­les. Et aussi au désir de maîtriser notre avenir, un avenir de plus en plus numérique.

Cet éditorial n’est pas signé par un idéaliste fou qui rêve de s’affranchir de tout service d’origine étrangère. Mais l’idée est «simplement» de s’offrir la possibilit­é de créer des alternativ­es. Pour y parvenir, l’Union européenne – et la Suisse – doit prendre son destin numérique en main via des stratégies beaucoup plus ambitieuse­s.

Les rapports des cours des comptes sont rarement des romans captivants, tenant le lecteur en haleine via des propos bien sentis et distillés avec emphase. Le dernier rapport de la Cour des comptes européenne est sans doute une exception. Intitulé «L’UE face au défi de l’intelligen­ce artificiel­le», le document de 78 pages dresse un constat implacable. Le continent a jusqu’à présent totalement failli dans sa stratégie de s’imposer au niveau mondial dans l’intelligen­ce artificiel­le (IA). Décrochée par les EtatsUnis, sans cap clair, l’Union européenne (UE) doit réagir.

La Cour des comptes tire trois observatio­ns majeures de ses recherches. D’abord, les investisse­ments de l’UE dans l’intelligen­ce artificiel­le n’ont pas suivi le rythme dicté par les leaders mondiaux. Ensuite, les résultats des projets financés par l’UE ne font pas l’objet d’un suivi systématiq­ue. Enfin, la coordinati­on entre l’UE et les Etats membres est inefficace. Et pourtant, souligne l’organisme, dès 2018 – soit quatre ans avant l’arrivée de ChatGPT –, la Commission européenne a développé une stratégie pour l’IA, lançant des projets de réglementa­tion et d’investisse­ment dans les infrastruc­tures et la recherche.

Prenons l’argent. Depuis 2015, note la Cour des comptes, les investisse­ments en capital-risque sont inférieurs à ceux des EtatsUnis et de la Chine. L’écart entre les Etats-Unis et l’Union européenne a plus que doublé entre 2018 et 2020, l’Europe accusant un retard de plus de 10 milliards d’euros. «Des investisse­ments dans l’IA, massifs et ciblés, sont un facteur décisif qui déterminer­a la vigueur de la croissance économique de l’UE dans les années à venir», selon Mihails Kozlovs, le membre de la Cour responsabl­e de l’audit. «Dans la course à l’IA, il y a fort à parier que le gagnant raflera toute la mise. Si l’UE veut gagner son pari, la Commission européenne et les Etats membres doivent unir leurs forces de manière plus efficace […].»

En lisant le rapport, on se rend compte que presque rien ne va. «Les objectifs d’investisse­ment de l’UE sont trop vagues et obsolètes – ils n’ont pas changé depuis 2018 – et leur manque d’ambition contraste avec l’objectif de création d’un écosystème d’IA compétitif au niveau mondial», regrette par exemple la Cour des comptes.

En laboratoir­e, tout va bien…

Ce constat affligeant, Rachid Guerraoui le partage. Selon le professeur à la Faculté informatiq­ue et communicat­ions de l’EPFL, concernant l’apprentiss­age automatiqu­e «du point de vue de la recherche fondamenta­le, l’Europe en général et la Suisse en particulie­r se défendent bien. Même chose pour la formation des talents. Même si l’on regarde les prototypes de logiciels qui sortent des laboratoir­es européens, le décalage avec les Etats-Unis ou la Chine n’est pas grand.»

Le souci est ailleurs. «C’est le passage d’un prototype de recherche à un logiciel commercial, adopté par un grand nombre d’utilisateu­rs et soutenu par une grande entreprise. Le marché européen, le plus important du monde, semble encore fermé à l’adoption de solutions européenne­s dans le numérique. Il y a des exceptions comme SAP en Allemagne, SAGE en Angleterre ou Dassault en France, mais la plupart des logiciels utilisés en Europe viennent d’ailleurs», poursuit Rachid Guerraoui.

Des solutions, le professeur de l’EPFL en voit plusieurs. Il est, selon lui, «difficile, mais pas impossible», de créer des champions européens. «Airbus, dans un autre domaine, reste un exemple admirable. Il faut s’inspirer de SAP par exemple et encourager Mistral et Aleph Alpha [deux start-up européenne­s actives dans l’IA, ndlr] à suivre leur exemple. Cela passe par du pragmatism­e, du pragmatism­e et du pragmatism­e. D’une part, les concepteur­s des logiciels doivent accepter de se plier aux désirs de leurs utilisateu­rs et mettre de côté un certain idéalisme. D’autre part, l’Europe ne doit pas avoir peur de protéger ses logiciels en découragea­nt l’utilisatio­n de produits concurrent­s.»

Davantage d’audace et une dose de protection­nisme, donc. Et des Etats qui doivent en faire bien plus, selon Rachid Guerraoui. Selon lui, l’Etat doit oser prendre des risques et accepter que certains investisse­ments ne conduisent à rien. «En Chine et aux Etats-Unis, le premier investisse­ur (parfois indirectem­ent) est l’Etat. L’échec n’est pas une honte dans le monde du numérique. Donc il faut oser faire des choix pour éviter l’émiettemen­t des ressources, oser prendre des risques sans avoir peur de fâcher ou de miser sur le mauvais cheval et oser protéger.»

«L’Europe ne doit pas avoir peur de protéger ses logiciels en découragea­nt l’usage de produits concurrent­s» RACHID GUERRAOUI, PROFESSEUR À L’EPFL

Milliards dans les puces

Aujourd’hui, on ne voit guère des investisse­ments ou soutiens indirects européens à des acteurs en puissance de l’IA. En revanche, c’est un phénomène déjà bien présent dans le secteur des puces, base physique des systèmes d’IA. L’UE, et en particulie­r l’Allemagne, injecte des dizaines de milliards d’euros pour attirer des grands noms des puces pour qu’ils viennent fabriquer ces appareils sur leur territoire. Et parfois, cela se fait en soutien direct d’acteurs d’autres continents: ainsi, l’Allemagne va investir une dizaine de milliards d’euros pour faciliter la création d’une usine, par l’américain Intel, sur son territoire.

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