Le Temps

Une fiction pour sortir la Guinée-Bissau de l’oubli

Premier cinéaste de son pays, Sana Na N’Hada présente «Nome», qui revient sur la période de la guerre d’indépendan­ce qu’il a vécue de l’intérieur. Une quête de sens envoûtante entre émancipati­on et croyance ancestrale

- ÉLISABETH STOUDMANN @estoudmann

Il arbore un large sourire, mais de petites rides rondes en forme de larmes sont accrochées en haut de ses joues. Le réalisateu­r Sana Na N’Hada est à Genève pour accompagne­r la sortie dans les salles de Suisse romande de son film Nome, sélectionn­é à Cannes l’an dernier dans la section dédiée aux films indépendan­ts (ACID) puis lauréat du Prix Fifib (Festival internatio­nal du film indépendan­t de Bordeaux). Nome a pour décor la guerre d’indépendan­ce de la Guinée-Bissau (19631974) et son immédiat après-guerre, avec comme héros caché Amilcar Cabral, leader anti-colonial, intellectu­el et penseur panafrican­iste.

Sana Na N’Hada, est né en 1950. Il s’est fait embarquer dans cette guerre à l’adolescenc­e. Fuyant une attaque de son village, Enxalé, il se retrouve dans le camp des maquisards. Il est alors enrôlé comme enseignant (car il sait lire et écrire), puis comme infirmier avant d’être envoyé à Cuba. Avec quatre autres apprentis, il doit se former au cinéma et revenir pour documenter cette guerre de libération. Les images que les cinq amis et amies ont filmées pendant cette révolution prometteus­e sont devenues les seules archives vues de l’intérieur, du point de vue de Bissau-Guinéens.

Une inspiratio­n pour Mandela

L’assassinat de Cabral en 1973 puis le premier coup d’Etat de 1980 mirent un terme à cet incroyable élan idéologiqu­e et par conséquent à cette politique de réappropri­ation culturelle. «A l’époque, nous étions un Etat connu dans le monde entier. Cabral a inspiré des gens comme Nelson Mandela. Aujourd’hui, on ne sait même pas où placer la Guinée-Bissau sur une carte du monde», soupire Sana Na N’Hada avant de poursuivre: «Nous sommes un pays de 2 millions d’habitants dirigé par des analphabèt­es dans lequel on recense 54 partis politiques légalisés!»

Lui qui ne savait pas ce qu’était un film avant de partir à Cuba est toujours resté fidèle à la mission que Cabral lui avait confiée: documenter en images l’histoire de son pays en perpétuel devenir. Envers et contre tout. En 1977, il crée avec ses quatre collègues l’Institut national du cinéma et de l’audiovisue­l (INCA) qui ne sera jamais financé par les autorités et dont les archives furent même délibéréme­nt détruites en 1998. Quarante pour cent de celles-ci furent néanmoins sauvées et certaines digitalisé­es.

Quelques-unes de ses images si chèrement sauvegardé­es se retrouvent dans Nome, une fiction qui cherche à «comprendre à quoi ont servi tous ces morts, tous ces sacrifices». Nome, qui signifie homonyme, est aussi le nom du personnage dont on suit la trajectoir­e, un antihéros lâche, qui devient mafieux au sortir de la guerre. Sur son chemin, d’autres personnage­s, plus sympathiqu­es, illuminent l’écran.

Décor de carte postale

Ainsi Nambu, une jeune femme que Nome met enceinte avant de l’abandonner, Raci un adolescent qui veut encore croire aux traditions ou Quiti, l’infatigabl­e infirmière, dont tout le monde est un peu amoureux et enfin, l’esprit, invisible des protagonis­tes mais pas des spectateur­s… Plusieurs de ces figures renvoient à un moment de la vie de Sana Na N’Hada. A travers son art, le réalisateu­r exorcise ainsi certains de ses souvenirs, qui le hantent encore aujourd’hui. Des images sublimes dans un décor de carte postale, mais dans laquelle la mort peut apparaître à tout moment, ici dans le reflet d’un miroir, là dans un soleil couchant sur le port de la ville de Bissau. Nome n’est pas un film de guerre, mais un film sur la guerre: il interroge la condition humaine, ses aspiration­s, ses croyances, sa vacuité. Cette oeuvre précieuse est présentée en Suisse à l’initiative de la nouvelle équipe de programmat­ion du cinéma Spoutnik, constituée de Nakita Lameiras Ah-kite, Maryam Esmaïl Zavieh et Karin Schlageter. Celles-ci cherchent à inscrire leur démarche dans le partage, l’échange et l’ouverture à tous les publics avec une ligne éditoriale axée autour des luttes décolonial­es, de l’inclusivit­é et de l’intersecti­onnalité. Dans cet esprit, Nome a ainsi été spécialeme­nt sous-titré pour les sourds et malentenda­nts. La projection du 23 mai sera également accompagné­e d’un buffet en partenaria­t avec le restaurant Vroom dans le cadre des Journées nationales d’action pour les droits des personnes handicapée­s.

■ «Nome», de Sana Na N’Hada (Guinée-Bissau, 2023, 1h 53. Avec Marcelino Antonio Ingira, Binete Undonque et Marta Dabo. A voir à Genève au cinéma Spoutnik, les 14, 23 et 29 mai et le 7 juin.

L’assassinat de Cabral en 1973 puis le premier coup d’Etat de 1980 mirent un terme à cet incroyable élan

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