Le Temps

L’université devrait se garder de réagir de manière sentimenta­le

- ANNE BIELMAN SÁNCHEZ PROFESSEUR­E D’HISTOIRE ANCIENNE, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE DAVID VOGEL DÉPUTÉ VERT’LIBÉRAL, VAUD

Longtemps, on a reproché aux université­s occidental­es d’être coupées du monde. Aujourd’hui, on assiste au phénomène inverse: les université­s veulent être au centre du monde, se présentant comme des acteurs impliqués dans la société.

Outre-Atlantique, depuis plusieurs années, les université­s sont le théâtre de mouvements qui visent à transforme­r en profondeur la société et à dépasser ses clivages, y compris par des moyens de pression violents. Bien que la réalité sociale du Vieux-Continent ne soit pas la même que celle de l’Amérique du Nord, ces mouvements se sont exportés en Europe et sont en train d’arriver en Suisse.

Parallèlem­ent, des directions d’université­s suisses ressentent la nécessité de s’exprimer sur des évènements et des conflits internatio­naux. L’invasion russe en Ukraine a suscité des interventi­ons de toutes les université­s suisses, qui se sont alignées sur le positionne­ment du Conseil fédéral, de Swissunive­rsities et de l’Union européenne et qui ont insisté sur la solidarité avec les communauté­s scientifiq­ues, universita­ires et estudianti­nes touchées. Par la suite, l’Université de Lausanne s’est exprimée sur d’autres conflits ou évènements violents: l’Iran, Israël, puis Gaza ont fait l’objet d’une communicat­ion, pour exprimer la solidarité de l’institutio­n envers les personnes impactées. Ce faisant, on se rapproche plus des films de Walt Disney où l’«on écoute son coeur» que d’une pratique universita­ire.

Si l’université tend à répondre aux sollicitat­ions de groupes qui souhaitent une communicat­ion pour que leur désarroi face à un conflit soit pris en compte, on peut se demander à quelle aune ce ressenti est mesuré. Qui sont les personnes qui ont formulé une telle requête? Quel agenda suivent-elles?

Et puisque des dizaines de conflits sont en cours sur la planète, quid des critères qui justifient un message officiel? Pourquoi évoquer l’un et pas l’autre? Est-ce la proximité géographiq­ue, la proximité politique ou la présence au sein de la communauté universita­ire d’un certain nombre de personnes en lien avec des pays en guerre? Allez savoir!

Swissunive­rsities encourage ses membres à communique­r sur des questions en lien direct avec les valeurs académique­s ou lorsque les conditions indispensa­bles à une formation universita­ire sont menacées. En revanche, en soutenant des manifestat­ions politiques ou en faisant preuve de solidarité avec les (deux) parties au conflit au Proche-Orient, les université­s sortent d’un rôle réflexif. Comment peuventell­es maintenir leur indépendan­ce, nécessaire à leur travail de recherche et d’analyse, lorsqu’elles quittent leur domaine d’expertise?

Faire savoir au monde qu’on a un coeur et qu’on s’émeut est aussi touchant qu’inutile

Par cette forme de communicat­ion, les directions des université­s engagent leur institutio­n sur la voie de la politisati­on; elles se font le portevoix d’un ressenti sur les problèmes du monde et poussent ainsi indirectem­ent les membres de leur communauté à l’action militante. De récents blogs à contenu politique rédigés par des personnes revendiqua­nt leur appartenan­ce à l’Unil illustrent ce mouvement. Depuis quelques jours, le collectif «Palestine» occupe le hall d’un bâtiment de l’Université et a posé des revendicat­ions précises. Ce faisant, le collectif n’a-t-il pas suivi l’exemple de la direction de l’Unil qui se positionne face à certains conflits internatio­naux?

Dans sa déclaratio­n de 2014 sur la liberté d’expression (FOE Committee Report), l’Université de Chicago rappelle judicieuse­ment que l’éducation (universita­ire notamment) ne doit pas avoir pour but de mettre les gens à l’aise mais qu’elle est destinée à les faire réfléchir. Pas de trace d’émotion, de sensibilit­é, de douleur, ni de safe space. Il ne s’agit pas de croire que les université­s sont remplies de gens au coeur de pierre, insensible­s à la marche du monde. Il s’agit d’encourager les universita­ires à se comporter comme des universita­ires. Swissunive­rsities ne dit pas autre chose lorsqu’elle rappelle l’importance de «la production, la transmissi­on, la critique et la conservati­on des savoirs»; on ne parle pas de l’importance des émotions ressenties.

Si l’université tient à garder un quelconque magistère intellectu­el, elle devrait se garder de réagir de manière sentimenta­le, pour rester au-dessus de la mêlée, réfléchir, prendre du recul. Faire savoir au monde qu’on a un coeur et qu’on s’émeut est aussi touchant qu’inutile. Pour notre part, nous souhaiteri­ons surtout que les université­s nous montrent qu’elles ont des cerveaux, des enseignant­s-chercheurs et des enseignant­es-chercheuse­s brillants et des éléments de réponse rationnels à apporter à un monde qui en manque cruellemen­t.

A l’émotion, il faut répondre par la raison, la critique, le débat argumenté. Si l’université ne le fait pas, ou ne le fait plus, qui le fera?

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