L’université devrait se garder de réagir de manière sentimentale
Longtemps, on a reproché aux universités occidentales d’être coupées du monde. Aujourd’hui, on assiste au phénomène inverse: les universités veulent être au centre du monde, se présentant comme des acteurs impliqués dans la société.
Outre-Atlantique, depuis plusieurs années, les universités sont le théâtre de mouvements qui visent à transformer en profondeur la société et à dépasser ses clivages, y compris par des moyens de pression violents. Bien que la réalité sociale du Vieux-Continent ne soit pas la même que celle de l’Amérique du Nord, ces mouvements se sont exportés en Europe et sont en train d’arriver en Suisse.
Parallèlement, des directions d’universités suisses ressentent la nécessité de s’exprimer sur des évènements et des conflits internationaux. L’invasion russe en Ukraine a suscité des interventions de toutes les universités suisses, qui se sont alignées sur le positionnement du Conseil fédéral, de Swissuniversities et de l’Union européenne et qui ont insisté sur la solidarité avec les communautés scientifiques, universitaires et estudiantines touchées. Par la suite, l’Université de Lausanne s’est exprimée sur d’autres conflits ou évènements violents: l’Iran, Israël, puis Gaza ont fait l’objet d’une communication, pour exprimer la solidarité de l’institution envers les personnes impactées. Ce faisant, on se rapproche plus des films de Walt Disney où l’«on écoute son coeur» que d’une pratique universitaire.
Si l’université tend à répondre aux sollicitations de groupes qui souhaitent une communication pour que leur désarroi face à un conflit soit pris en compte, on peut se demander à quelle aune ce ressenti est mesuré. Qui sont les personnes qui ont formulé une telle requête? Quel agenda suivent-elles?
Et puisque des dizaines de conflits sont en cours sur la planète, quid des critères qui justifient un message officiel? Pourquoi évoquer l’un et pas l’autre? Est-ce la proximité géographique, la proximité politique ou la présence au sein de la communauté universitaire d’un certain nombre de personnes en lien avec des pays en guerre? Allez savoir!
Swissuniversities encourage ses membres à communiquer sur des questions en lien direct avec les valeurs académiques ou lorsque les conditions indispensables à une formation universitaire sont menacées. En revanche, en soutenant des manifestations politiques ou en faisant preuve de solidarité avec les (deux) parties au conflit au Proche-Orient, les universités sortent d’un rôle réflexif. Comment peuventelles maintenir leur indépendance, nécessaire à leur travail de recherche et d’analyse, lorsqu’elles quittent leur domaine d’expertise?
Faire savoir au monde qu’on a un coeur et qu’on s’émeut est aussi touchant qu’inutile
Par cette forme de communication, les directions des universités engagent leur institution sur la voie de la politisation; elles se font le portevoix d’un ressenti sur les problèmes du monde et poussent ainsi indirectement les membres de leur communauté à l’action militante. De récents blogs à contenu politique rédigés par des personnes revendiquant leur appartenance à l’Unil illustrent ce mouvement. Depuis quelques jours, le collectif «Palestine» occupe le hall d’un bâtiment de l’Université et a posé des revendications précises. Ce faisant, le collectif n’a-t-il pas suivi l’exemple de la direction de l’Unil qui se positionne face à certains conflits internationaux?
Dans sa déclaration de 2014 sur la liberté d’expression (FOE Committee Report), l’Université de Chicago rappelle judicieusement que l’éducation (universitaire notamment) ne doit pas avoir pour but de mettre les gens à l’aise mais qu’elle est destinée à les faire réfléchir. Pas de trace d’émotion, de sensibilité, de douleur, ni de safe space. Il ne s’agit pas de croire que les universités sont remplies de gens au coeur de pierre, insensibles à la marche du monde. Il s’agit d’encourager les universitaires à se comporter comme des universitaires. Swissuniversities ne dit pas autre chose lorsqu’elle rappelle l’importance de «la production, la transmission, la critique et la conservation des savoirs»; on ne parle pas de l’importance des émotions ressenties.
Si l’université tient à garder un quelconque magistère intellectuel, elle devrait se garder de réagir de manière sentimentale, pour rester au-dessus de la mêlée, réfléchir, prendre du recul. Faire savoir au monde qu’on a un coeur et qu’on s’émeut est aussi touchant qu’inutile. Pour notre part, nous souhaiterions surtout que les universités nous montrent qu’elles ont des cerveaux, des enseignants-chercheurs et des enseignantes-chercheuses brillants et des éléments de réponse rationnels à apporter à un monde qui en manque cruellement.
A l’émotion, il faut répondre par la raison, la critique, le débat argumenté. Si l’université ne le fait pas, ou ne le fait plus, qui le fera?
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