Le Ministère public vaudois poursuit sa métamorphose
JUSTICE Le procureur général Eric Kaltenrieder et ses adjoints ont présenté hier le bilan annuel de l’institution et les défis à venir. Un exercice qui marque une première dans ce canton où le parquet vient tout juste d’acquérir son autonomie
2023, année historique. Un nouveau procureur général, un nouvel organe de direction avec deux adjoints, une nouvelle instance de surveillance, une nouvelle autonomie administrative et une indépendance renforcée par rapport au pouvoir exécutif. C’est donc un Ministère public vaudois métamorphosé qui a organisé, comme un grand, sa toute première conférence de presse en forme de bilan. Au Château cantonal, tout de même, histoire de ne pas s’aventurer trop loin de ses anciennes racines. L’occasion pour son patron, Eric Kaltenrieder, de sortir des chiffres, d’entonner le refrain de la surcharge et d’annoncer des pistes. Tout en déclarant que malgré, ou peut-être à cause de tous ces problèmes, la fonction «est passionnante».
Cela ne fera pas plaisir à tous ceux qui trouvent que Vaud (comme Genève d’ailleurs), champion toute catégorie de l’enfermement, envoie un peu trop vite et trop longtemps ses délinquants en détention provisoire. En 2023, le nombre de demandes de mise sous les verrous a ainsi augmenté de 8,6% par rapport à l’année précédente. Avec 1532 cas, le nombre de détenus avant jugement et en exécution anticipée de peine a ainsi bondi de 11% et le nombre de jours passés à l’ombre a connu une hausse encore plus forte de 19%. La surpopulation carcérale n’est pas près de baisser.
«La charge acceptable est de 170 dossiers par personne, le chiffre de 193 procédures est donc préoccupant» ÉRIC KALTENRIEDER, PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANTON DE VAUD
Risque de fuite
Pour expliquer cette tendance, le MP évoque la recrudescence générale d’une criminalité qualifiée de plus grave, des procédures souvent plus complexes et donc plus longues ainsi qu’une explosion (+30%) des vols et des brigandages très souvent commis par des personnes sans statut de séjour et difficilement expulsables. Le risque de fuite étant un des critères de cette détention avant jugement, les récidivistes du larcin ou du cambriolage, souvent de passage, sont des candidats tout désignés. Ceux-ci forment donc le peloton de tête des détenus, suivis des trafiquants de stupéfiants, des brigands et des criminels en col blanc. Sans lien avec la détention provisoire, les dossiers en matière d’intégrité sexuelle (+13%), les affaires de circulation (+5,6%) et les procédures économiques (+7,4%) ont connu une hausse. A l’inverse, la pornographie (-21,6%), les violences domestiques (-5,2%), les actes d’ordre sexuel avec des enfants (-19,6%) et le séjour illégal (-2%) sont en baisse. Plus inquiétant, le MP est intervenu beaucoup plus souvent devant la justice des mineurs, signe que les cas sont plus graves. En 2023, il y a eu 29 actes d’accusation dressés contre des adolescents (contre 16 en 2022) et le parquet s’est déplacé 20 fois à l’audience de jugement (contre 9).
Des montagnes de dossiers
Au chapitre de la surcharge qui affecte ces 60 procureurs (dont 55% de femmes), Eric Kaltenrieder souligne que la barre des 200 dossiers par personne approche dangereusement pour ceux qui travaillent notamment dans les arrondissements. «La charge acceptable est de 170 dossiers, le chiffre de 193 procédures est donc préoccupant.» Ce d’autant plus que la tendance va en s’aggravant ces derniers mois.
Malgré tout, le patron peut annoncer, «avec fierté», que 83% des enquêtes ont été bouclées en moins d’un an. Les enquêtes dignes de ce nom, car ce chiffre ne comprend pas les procédures ultra-rapides ayant donné lieu à des ordonnances pénales quasi immédiates ou à des décisions de non-entrée en matière. Plus globalement, les trois quarts des affaires se terminent au stade du Ministère public et un petit 7% va au tribunal, sans doute plus lentement qu’avant.
Des chiffres qui ne traduisent pas un grippage ni ne reflètent cette «complexification» tant décriée. Comment l’expliquer? Aux yeux de François Danthe, procureur général adjoint, il faut plutôt voir cette complexité comme le résultat d’une évolution qualitative qui impose de multiplier les actes et de motiver chaque décision. «On a l’impression que pour un même dossier, il y a plus de travail à déployer.» Un «ressenti» de surcharge donc, qui reste difficile à quantifier.
Une approche plus pointue
Pour faire face, le MP envisage d’utiliser un outil de la nouvelle loi qui lui permet d’engager des procureurs assistants (pour autant que le Grand Conseil donne son aval budgétaire à ces cinq postes pour 2025). Des renforts à moindre coût, mais aussi avec une marge de manoeuvre réduite. Cette nouvelle catégorie de magistrats peut apporter son concours aux procureurs en place, mais seulement pour les cas qui sont de la compétence du Tribunal de police et où la peine maximum n’excède pas 12 mois. Concrètement, ces assistants n’auront pas leur propre stock de dossiers et les affaires qui leur seront confiées demeureront formellement attribuées au procureur en place.
Le parquet va également suivre «avec intérêt» le projet lancé par la Conférence des directeurs des Départements cantonaux de justice et police visant «à analyser les causes de la surcharge de travail dont souffrent depuis longtemps les autorités cantonales de poursuite pénale et à proposer des mesures pour améliorer la situation».
Enfin, au menu des priorités qui exigent une expertise plus pointue, le MP a créé en son sein des pôles de compétence en matière de violences domestiques, criminalité économique et cybercriminalité. Leur vocation est d’assurer une formation poussée, un échange efficace des informations, de servir d’interlocuteur pour les partenaires internes et externes de l’institution et d’identifier toutes mesures d’amélioration.
Une phase test de deux ans est prévue et une évaluation sera effectuée à mi-parcours. Mais Eric Kaltenrieder se montre confiant: «Je suis convaincu que cela correspond à un besoin, l’idée étant de pérenniser ce modèle.»
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