Le Temps

Que les profs enseignent!

Au nom de la liberté d’expression, certains enseignant­s appuient les revendicat­ions des occupants du hall de Géopolis depuis jeudi. D’autres soutiennen­t que le rectorat devrait faire preuve de beaucoup plus de retenue

- LAURE LUGON ZUGRAVU X @laurelugon

Il fallait s’y attendre. Selon un schéma classique, les mouvements qui prennent racine aux Etats-Unis franchisse­nt l’océan en quelques jours pour s’installer à Paris, de préférence. De là, ils gagnent l’annexe romande. Depuis vendredi, l’Université de Lausanne (Unil) est occupée par des étudiants pro-palestinie­ns, pacifiques, rebelles un peu, romantique­s assurément, militants passionném­ent. Rien que de très naturel. Les université­s ont toujours été le chaudron de révoltes plus ou moins convenues, de révolution­s de salon, d’indignatio­ns à géométrie variable et parfois de vrais changement­s de paradigmes. La guerre du Vietnam, Mai 68, la guerre du Golfe et même, chez nous, l’Espace économique européen.

Ces derniers jours, de nouveaux acteurs protestent: des professeur­s, qui soutiennen­t les étudiants réclamant de boycotter les université­s israélienn­es. Si on accorde aux élèves l’excuse de la candeur et de la foi sans le doute, traits consubstan­tiels à la jeunesse, on ne peut exonérer le corps professora­l de sa responsabi­lité à suivre la frénésie idéologiqu­e et à pratiquer l’exercice militant. Car il s’écarte de la distance critique que ses matières requièrent, histoire ou sciences politiques.

C’est qu’il en a pris l’habitude. Depuis les mobilisati­ons pour le climat, des professeur­s se sont illustrés dans les défilés. C’est aussi que la cause palestinie­nne rencontre un autre mouvement contempora­in, le wokisme, implanté sur les campus et opposant dans un fantasme anti-universali­ste le «Sud global» contre l’Occident blanc, colonisate­ur et patriarcal, qu’il convient de haïr. Le monde académique israélien en fait les frais, alors qu’il est sans doute plus désireux d’une solution à deux Etats que ne le sont certaines forces politiques israélienn­es comme palestinie­nnes. Plus susceptibl­e de penser plus loin que les slogans et la haine, il est condamné au silence.

C’est à l’ignorance que les professeur­s devraient s’attaquer, au lieu d’afficher un positionne­ment politique. Ce faisant, ils contribuen­t à la mort du débat et de l’exigence intellectu­elle, au mépris de la tâche pour laquelle la population les paie. Quand certains d’entre eux invoquent leur liberté académique pour refuser de collaborer au motif «d’intégrité morale», on frémit: qui donc les a institués juges du bien et du mal?

Ce n’est pas soutenir Benyamin Netanyahou que de tenter de dispenser des cours sans parti pris – depuis Lausanne! Mais politiser l’enseigneme­nt, c’est ajouter à l’illisibili­té du monde.

Ils contribuen­t à la mort du débat et de l’exigence intellectu­elle

En soutien aux étudiants et autres activistes campant sur le site de l’Unil et exigeant un appel au cessez-le-feu à Gaza et un boycott des université­s israélienn­es, une lettre signée actuelleme­nt par plus de 200 salariés de l’Université de Lausanne circule sur le campus. Parmi eux, quelques professeur­s – issus essentiell­ement de la Faculté des sciences sociales et politiques et de la Faculté géoscience­s et environnem­ent – beaucoup d’assistants, des doctorants, des chargés de recherche.

«En tant que professeur­s et chercheurs, nous devons toujours considérer l’intégrité morale de nos collaborat­ions, y compris avec d’autres université­s, écrivent-ils. C’est la raison pour laquelle nous soutenons fermement la demande portée par les étudiants d’identifier de manière transparen­te les partenaria­ts que l’Unil pourrait entretenir avec les institutio­ns publiques ou privées israélienn­es, afin de mettre fin au plus vite à toute collaborat­ion avec des institutio­ns liées au gouverneme­nt israélien ou n’ayant pas marqué leur opposition à la politique en cours.»

Réfléchir à sa marge d’action

Oriane Sarrasin fait partie des signataire­s. Maîtresse d’enseigneme­nt et de recherche en psychologi­e sociale et environnem­entale à l’Unil, elle soutient les activistes «tant qu’il n’y a pas de disruption de l’université ni de destructio­n de matériel». Elle-même a refusé il y a quelques mois une collaborat­ion avec une université publique israélienn­e, sur un travail lié au réchauffem­ent climatique.

Pour quel motif? Parce que c’était une université d’Etat d’un pays en guerre. «Nous sommes au bénéfice de la liberté académique et avons le droit de choisir nos collaborat­ions, tant qu’il n’y a pas de discrimina­tion. Je ne refuserai jamais de travailler avec une personne en regard de sa nationalit­é ou de sa religion, mais je trouve important que chacun réfléchiss­e à sa marge d’action et à ses conséquenc­es d’un point de vue éthique», explique celle qui est aussi députée socialiste. Souhaitet-elle que son rectorat cesse toute collaborat­ion avec les université­s israélienn­es? «Plus qu’un boycott général, je trouverais intéressan­t que les unis réfléchiss­ent au cas par cas à leurs collaborat­ions.»

Rappeler la neutralité politique de l’université

Dans d’autres facultés, certains sont mal à l’aise par rapport à la «prise en otage de leur institutio­n», mais surtout par rapport au «manque de retenue du rectorat». C’est le cas de cette professeur­e ordinaire, qui préfère garder l’anonymat: «Que des étudiants réagissent face à ce qui se passe à Gaza, je trouve cela normal dans une université. Ce qui me dérange fortement, c’est le laisser-aller du rectorat qui ne se soucie plus du fait qu’en pratique il n’y a pas à avoir d’activités politiques dans les locaux de l’Unil.»

Cette enseignant­e trouverait «grave» que sa direction accepte un boycott des université­s israélienn­es, «alors que c’est un des espaces où se trouve l’esprit critique sur ce qu’il se passe en Israël». D’autre part, elle rappelle que c’est la Constituti­on qui prévoit la liberté académique. Elle appelle à se référer aux lignes de Swissunive­rsities sur la neutralité politique des institutio­ns. La religion s’est bel et bien invitée dans ce débat que certains voulaient garder historique et politique. Cette professeur­e associée à l’Unil de confession juive partage son malaise face à l’ampleur que prend cette mobilisati­on, mais de manière anonyme pour s’éviter des représaill­es. «Ce qui me fait peur avec les revendicat­ions de cette associatio­n «Palestine», c’est qu’elle ne demande pas la paix et qu’elle est binaire, face à une organisati­on terroriste qui est le Hamas. Si c’était le cas, ces activistes ne revendique­raient pas seulement le cessez-lefeu à Gaza, mais également l’arrêt des roquettes lancées sur Israël, la libération des otages, ils mentionner­aient le droit d’existence d’Israël et protestera­ient aussi contre le massacre qui a eu lieu le 7 octobre, à l’origine du déclenchem­ent de cette guerre.»

Concernant l’appel au boycott, cette professeur­e en est désespérée: «C’est créer un double standard face à Israël. Le monde académique israélien est un allié dans la recherche de la paix et d’une solution à deux Etats, ce sont eux qui manifesten­t pour la démocratie et ont besoin du soutien des autres démocratie­s occidental­es: l’isoler, c’est se couper d’issues pour le futur.» Entre le hall occupé et le bureau du rectorat préoccupé, l’impasse apparaît pour le moment programmée.

 ?? (LAUSANNE, 4 MAI 2024/JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) ?? Parmi les professeur­s manifestan­t leur soutien à la mobilisati­on, la plupart sont issus de la Faculté des sciences sociales et politiques et de la Faculté géoscience­s et environnem­ent.
(LAUSANNE, 4 MAI 2024/JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) Parmi les professeur­s manifestan­t leur soutien à la mobilisati­on, la plupart sont issus de la Faculté des sciences sociales et politiques et de la Faculté géoscience­s et environnem­ent.

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