Le Temps

Et l’or, alors? Un refuge doré

- ALFREDO PIACENTINI CHRONIQUEU­R

A l’heure où même le bloc des Sept Magnifique­s – moteur des marchés financiers l’an dernier – se fissure, un actif continue de voler de record en record. Pourquoi autant d’engouement pour l’or? Le contexte géopolitiq­ue est certes instable, mais les taux d’intérêt réels sont revenus en territoire positif, l’inflation a reculé et le dollar américain s’apprécie. Et surtout, cette trajectoir­e haussière du métal jaune est-elle appelée à se poursuivre?

A 2400 dollars l’once, heureux les investisse­urs qui détiennent de l’or! Ils sont d’ailleurs certaineme­nt nombreux dans notre pays, le microcosme bancaire suisse allouant par tradition une part des portefeuil­les à l’or, particuliè­rement pour les clients dont la monnaie de référence est le dollar.

Dynamiques inversées

Il convient à cet égard de rappeler que l’or et le billet vert tendent, de longue date, à évoluer de manière opposée. Lorsque le dollar se renforce, le cours de l’or est plutôt déprimé – et vice versa. Une corrélatio­n inverse qui s’explique, notamment, par le simple fait que l’or est libellé en dollar. Une appréciati­on du billet vert rend l’or instantané­ment plus cher pour les acheteurs non américains, exerçant une pression baissière mondiale sur la demande et donc sur son cours.

De la même manière, on a pu observer sur les deux dernières décennies une relation inverse entre le cours de l’or et les taux d’intérêt réels américains. Là aussi, l’explicatio­n est relativeme­nt évidente: l’or est actif non productif qui ne génère aucun rendement. Plus les taux d’intérêt sont élevés, plus le coût d’opportunit­é lié à sa détention est donc important.

Cette relation s’est interrompu­e à la mi-2022, dans le sillage du déclenchem­ent de la guerre en Ukraine. Au métal jaune vu comme «commodité» s’est substitué l’or utilisé comme «valeur refuge», qu’il faut détenir à tout prix, et tant pis pour les revenus d’intérêts perdus. Ainsi, quand bien même les taux d’intérêt «réels» américains ont grimpé depuis lors de 0,5% à plus de 2%, le cours de l’or affiche un bond de l’ordre de 40%.

Le front militaire qui s’est ouvert en octobre 2023 au Moyen-Orient (où la tradition de détenir de l’or est, soit dit en passant, encore plus marquée) a certaineme­nt contribué à renforcer le rallye de l’or. Il est également possible que certains investisse­urs craignent un retour de l’inflation, ou tout du moins questionne­nt la capacité des banques centrales à véritablem­ent vouloir ramener l’inflation à l’objectif affiché de 2%.

Pire même, une certaine défiance semble poindre vis-à-vis des obligation­s d’Etat américaine­s – et de cette classe d’actifs plus généraleme­nt – quant à sa capacité d’amortir le risque des portefeuil­les.

Au métal jaune vu comme «commodité» s’est substitué l’or utilisé comme «valeur refuge», qu’il faut détenir à tout prix

Il faut bien dire que, depuis le covid, l’endettemen­t public se situe à des niveaux record et n’a pas, contrairem­ent aux précédents cycles, diminué durant la phase de reprise économique. La page des taux zéro étant désormais définitive­ment tournée, la charge d’intérêt est inexorable­ment appelée à s’alourdir dans les budgets étatiques. La situation est particuliè­rement délicate aux Etats-Unis, où environ un tiers de la dette existante (à savoir 8900 milliards de dollars!) devra être refinancé dans les douze prochains mois – le gouverneme­nt s’étant montré bien moins habile que les entreprise­s à prolonger ou renégocier ses échéances obligatair­es durant la période de taux bas.

La théorie dite de «dominance budgétaire» (fiscal dominance en anglais), à laquelle la Federal Reserve Bank de Saint-Louis a récemment consacré un article, commence d’ailleurs à susciter un intérêt grandissan­t. Elle postule que l’accumulati­on de la dette étatique et des déficits publics pourrait générer une hausse de l’inflation qui l’emporte sur la capacité de contrôle des banques centrales.

Dit autrement, au-delà d’un certain taux d’endettemen­t des gouverneme­nts, la capacité des banques centrales à combattre l’inflation serait amoindrie. Les obligation­s souveraine­s des marchés développés, Etats-Unis en tête, perdraient alors leur statut de valeur refuge, laissant l’or comme seule véritable alternativ­e.

Le rôle des pays émergents

A cela s’ajoute le fait que nombre d’acheteurs historique­s de bons du Trésor américain ont probableme­nt été refroidis par l’observatio­n que leurs avoirs peuvent – comme cela est arrivé aux oligarques russes – se voir subitement bloqués ou saisis.

Du côté des banques centrales non occidental­es, on note d’ailleurs une augmentati­on substantie­lle des achats d’or durant les deux dernières années. Selon les chiffres du World Gold Council, 2022 a ainsi marqué un record historique en matière de demande totale des banques centrales, talonné par 2023.

Par ailleurs, les plus grandes acheteuses récentes, comme la Chine, la Pologne ou la Turquie, ont encore une assez faible part de leurs réserves en or, et pourraient donc continuer à accumuler des positions. Il en va peut-être de même pour les investisse­urs privés chinois, si l’on en croit certains indices anecdotiqu­es – comme le fait qu’un ETF investi en titres aurifères a récemment été suspendu après avoir atteint une prime de plus de 30% par rapport à la valeur des sous-jacents.

Reste la question ultime: quand bien même le métal jaune est probableme­nt suracheté à court terme, au vu des positions spéculativ­es nettes à leur pic depuis mai 2022, quel développem­ent serait de nature à remettre en question sa tendance haussière de fond? La réponse, de notre point de vue, tient en quelques mots: une Réserve fédérale particuliè­rement agressive. Un scénario qui, pour l’heure du moins, n’est pas le plus probable.

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