Et l’or, alors? Un refuge doré
A l’heure où même le bloc des Sept Magnifiques – moteur des marchés financiers l’an dernier – se fissure, un actif continue de voler de record en record. Pourquoi autant d’engouement pour l’or? Le contexte géopolitique est certes instable, mais les taux d’intérêt réels sont revenus en territoire positif, l’inflation a reculé et le dollar américain s’apprécie. Et surtout, cette trajectoire haussière du métal jaune est-elle appelée à se poursuivre?
A 2400 dollars l’once, heureux les investisseurs qui détiennent de l’or! Ils sont d’ailleurs certainement nombreux dans notre pays, le microcosme bancaire suisse allouant par tradition une part des portefeuilles à l’or, particulièrement pour les clients dont la monnaie de référence est le dollar.
Dynamiques inversées
Il convient à cet égard de rappeler que l’or et le billet vert tendent, de longue date, à évoluer de manière opposée. Lorsque le dollar se renforce, le cours de l’or est plutôt déprimé – et vice versa. Une corrélation inverse qui s’explique, notamment, par le simple fait que l’or est libellé en dollar. Une appréciation du billet vert rend l’or instantanément plus cher pour les acheteurs non américains, exerçant une pression baissière mondiale sur la demande et donc sur son cours.
De la même manière, on a pu observer sur les deux dernières décennies une relation inverse entre le cours de l’or et les taux d’intérêt réels américains. Là aussi, l’explication est relativement évidente: l’or est actif non productif qui ne génère aucun rendement. Plus les taux d’intérêt sont élevés, plus le coût d’opportunité lié à sa détention est donc important.
Cette relation s’est interrompue à la mi-2022, dans le sillage du déclenchement de la guerre en Ukraine. Au métal jaune vu comme «commodité» s’est substitué l’or utilisé comme «valeur refuge», qu’il faut détenir à tout prix, et tant pis pour les revenus d’intérêts perdus. Ainsi, quand bien même les taux d’intérêt «réels» américains ont grimpé depuis lors de 0,5% à plus de 2%, le cours de l’or affiche un bond de l’ordre de 40%.
Le front militaire qui s’est ouvert en octobre 2023 au Moyen-Orient (où la tradition de détenir de l’or est, soit dit en passant, encore plus marquée) a certainement contribué à renforcer le rallye de l’or. Il est également possible que certains investisseurs craignent un retour de l’inflation, ou tout du moins questionnent la capacité des banques centrales à véritablement vouloir ramener l’inflation à l’objectif affiché de 2%.
Pire même, une certaine défiance semble poindre vis-à-vis des obligations d’Etat américaines – et de cette classe d’actifs plus généralement – quant à sa capacité d’amortir le risque des portefeuilles.
Au métal jaune vu comme «commodité» s’est substitué l’or utilisé comme «valeur refuge», qu’il faut détenir à tout prix
Il faut bien dire que, depuis le covid, l’endettement public se situe à des niveaux record et n’a pas, contrairement aux précédents cycles, diminué durant la phase de reprise économique. La page des taux zéro étant désormais définitivement tournée, la charge d’intérêt est inexorablement appelée à s’alourdir dans les budgets étatiques. La situation est particulièrement délicate aux Etats-Unis, où environ un tiers de la dette existante (à savoir 8900 milliards de dollars!) devra être refinancé dans les douze prochains mois – le gouvernement s’étant montré bien moins habile que les entreprises à prolonger ou renégocier ses échéances obligataires durant la période de taux bas.
La théorie dite de «dominance budgétaire» (fiscal dominance en anglais), à laquelle la Federal Reserve Bank de Saint-Louis a récemment consacré un article, commence d’ailleurs à susciter un intérêt grandissant. Elle postule que l’accumulation de la dette étatique et des déficits publics pourrait générer une hausse de l’inflation qui l’emporte sur la capacité de contrôle des banques centrales.
Dit autrement, au-delà d’un certain taux d’endettement des gouvernements, la capacité des banques centrales à combattre l’inflation serait amoindrie. Les obligations souveraines des marchés développés, Etats-Unis en tête, perdraient alors leur statut de valeur refuge, laissant l’or comme seule véritable alternative.
Le rôle des pays émergents
A cela s’ajoute le fait que nombre d’acheteurs historiques de bons du Trésor américain ont probablement été refroidis par l’observation que leurs avoirs peuvent – comme cela est arrivé aux oligarques russes – se voir subitement bloqués ou saisis.
Du côté des banques centrales non occidentales, on note d’ailleurs une augmentation substantielle des achats d’or durant les deux dernières années. Selon les chiffres du World Gold Council, 2022 a ainsi marqué un record historique en matière de demande totale des banques centrales, talonné par 2023.
Par ailleurs, les plus grandes acheteuses récentes, comme la Chine, la Pologne ou la Turquie, ont encore une assez faible part de leurs réserves en or, et pourraient donc continuer à accumuler des positions. Il en va peut-être de même pour les investisseurs privés chinois, si l’on en croit certains indices anecdotiques – comme le fait qu’un ETF investi en titres aurifères a récemment été suspendu après avoir atteint une prime de plus de 30% par rapport à la valeur des sous-jacents.
Reste la question ultime: quand bien même le métal jaune est probablement suracheté à court terme, au vu des positions spéculatives nettes à leur pic depuis mai 2022, quel développement serait de nature à remettre en question sa tendance haussière de fond? La réponse, de notre point de vue, tient en quelques mots: une Réserve fédérale particulièrement agressive. Un scénario qui, pour l’heure du moins, n’est pas le plus probable.
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