Pendant ce temps en Russie…
Les Russes veulent-ils la guerre? C’est le titre provocant d’une chanson pacifiste que tout le monde connaît en Russie et que le poète Evtouchenko écrivit au début des années 1960, en pleine période de tension entre l’URSS et l’Occident, après une tournée à l’étranger au cours de laquelle cette question lui avait plusieurs fois été posée. Depuis lors, pendant la guerre d’Afghanistan et jusqu’à celle qui fait rage aujourd’hui en Ukraine, la chanson a fait, comme on l’imagine, l’objet de nombreuses variantes caustiques et amères de la part des bardes et chansonniers.
La question reste pertinente. Au-delà des desseins politiques et stratégiques du Kremlin, comment la société russe vit-elle ce nouveau conflit? Après 800 jours de guerre, quel en est l’état d’esprit? Plusieurs sources récentes permettent d’y voir plus clair.
Comme ailleurs, l’évolution de l’opinion publique russe est scrutée avec grande attention par les instituts de sondage. Le plus fiable d’entre eux, l’institut Levada, d’ailleurs frappé par les autorités du sceau infamant «d’agent de l’étranger», publie ainsi mois après mois une photographie détaillée de la société russe face à la guerre.
On y apprend par exemple que la majorité des Russes a surtout été saisie d’effroi lors des premiers mois après l’invasion – «on n’a eu peur qu’au début», dit ainsi le participant d’un
focus group cité par les sociologues de Levada –, mais qu’ils imaginaient alors que «l’opération militaire spéciale» serait de courte durée. Au fil des mois, la résignation a gagné du terrain et aujourd’hui (sondage Levada réalisé entre les 21 et 27 mars 2024), plus de la moitié des personnes interrogées s’attendent à une guerre de longue durée.
Depuis le début de l’invasion en revanche, la proportion des Russes soutenant l’opération militaire et celle des opposants reste extrêmement stable: le camp des premiers compte 75 à 78% des sondés (76% au dernier sondage), et se compose d’un groupe d’environ 40% de «faucons» et de 35% de soutiens plus réservés. Les opposants à la guerre de leur côté représentent environ 20% des sondés (16% au dernier sondage) et affichent une surreprésentation de jeunes et de membres de la classe moyenne urbaine. Les deux ans d’études montrent que les aléas de la guerre, les hauts et les bas de la situation sur le front n’ont quasiment pas d’impact sur les convictions des uns et des autres. Le seul changement perceptible tient à l’attitude: tandis que les soutiens de l’armée affichent une «fierté» croissante, les adversaires de la guerre invoquent explicitement «déprime, fatigue, honte, désarroi» et, sous la double pression de la majorité et de l’Etat, se réfugient dans l’ombre et le silence. Les désaccords profonds entre ces deux groupes de la société ne sont pas absolus pour autant: ils sont ainsi une majorité de 52% à souhaiter depuis longtemps l’ouverture de négociations tandis qu’une autre majorité de 91% (dernier sondage) reste intraitable sur l’appartenance de la Crimée à la Russie. Ce qui se dessine ainsi globalement: une majorité durable, large mais résignée et sans enthousiasme appuie la volonté du Kremlin.
Comment expliquer que la société russe ait si facilement accepté l’état de guerre? Les observateurs occidentaux sont prompts à invoquer la manipulation de l’opinion. Ses effets ne font aucun doute, en particulier à la télévision, qui reste la principale source d’information des couches les plus âgées et où règne souvent une propagande odieuse et caricaturale. Mais de plus en plus nombreux sont aussi les Russes à s’informer sur des sources digitales offrant de la diversité, 25% d’entre eux par exemple recourant principalement aux canaux Telegram qui donnent accès à de multiples points de vue, ukrainiens comme russes.
D’autres facteurs pèsent de tout leur poids dans cette si large acceptation de la guerre. Ils tiennent pour l’essentiel à son impact économique sur les différentes régions et classes sociales russes. Quelques autres statistiques récentes viennent ici nous aider à mieux comprendre.
En 2023, la guerre a rebattu les cartes de la répartition interne des richesses en Russie. Il faut se souvenir tout d’abord que depuis des décennies, les agglomérations de Moscou, Saint-Pétersbourg étaient, avec les régions productrices de gaz, de pétrole et de diamant, pratiquement les seules locomotives de la croissance nationale. En 2015 par exemple, 77 des 85 régions de Russie affichaient des budgets déficitaires, contraignant l’Etat central à de lourds efforts de péréquation et de transferts. A la fin octobre 2023 (tous les chiffres cités ci-dessous portent sur les statistiques disponibles à la fin septembre ou octobre 2023), 72 des budgets régionaux étaient désormais excédentaires. Alors que la production industrielle reculait encore dans la moitié des régions russes en 2022, elle progressait de 7,4% à la fin du troisième trimestre 2023 et se révélait particulièrement forte dans l’Oural, sur la Volga ou en Sibérie, d’immenses zones habituellement prétéritées. La dynamique des investissements va dans la même direction: +10% à la fin octobre 2023 (+4.6% en 2022) mais avec des pointes de +25 à 50% dans les régions de la Volga ou en Extrême-Orient russe. Pour la première fois depuis longtemps, les revenus réels ont progressé nettement dans toutes les régions en 2023. La consommation suit, le commerce de détail passe d’une baisse en 2022 à une croissance de 10-12% en 2023. Le chômage recule partout, en particulier dans les régions de sous-emploi endémique comme celle du Nord Caucase. La guerre compte aussi ses bénéficiaires.
Ce sont là les effets classiques d’une économie de guerre. Tous ne sont pas durables et entraînent des risques élevés à moyen terme. Mais le plus frappant ici est la soudaine résurrection des habituels damnés du développement économique russe. Les investissements massifs de l’Etat dans le complexe militaro-industriel, la hausse des salaires due à la pénurie de maind’oeuvre, les primes élevées versées aux centaines de milliers de volontaires enrôlés dans l’armée et aux familles des victimes, tout cela irrigue abondamment des régions périphériques et des couches sociales jusque-là déshéritées et parfois oubliées. Le taux de pauvreté va sans nul doute brutalement reculer dans les statistiques de 2023.
Les sociologues de l’institut Levada soulignent l’impact de ce phénomène sur l’opinion publique. Pour la première fois depuis la chute de l’Union soviétique, la dénonciation de l’injustice sociale ressentie par les personnes interrogées recule et dégringole même dès la fin 2023. Les 45% de sondés jugeant en 2021 manifestement injuste la répartition des bénéfices économiques passe à 25% en novembre 2023. Même si, à l’évidence, la corruption, les passe-droits et l’arbitraire profitent copieusement de la militarisation de la société, la bascule économique constatée influe sur l’opinion et le rapport à la guerre. Car à l’inverse, les grandes villes et la classe moyenne urbaine, habituée jusqu’au début de la guerre, à voyager et profiter des bienfaits de l’économie globalisée, sont les principales victimes de ce retournement. Comme le notent les analystes de Levada, cette clientèle coïncidant avec les milieux réfractaires à la guerre, le régime n’est pas pressé de leur venir en aide.
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La guerre compte aussi ses bénéficiaires