Le Temps

La BNS, objet de critiques et de convoitise­s

A la veille de son assemblée générale, et après avoir enregistré un bénéfice de 58,8 milliards de francs, la Banque nationale suisse fait l’objet de pressions diverses croissante­s sur l’utilisatio­n de ses gains ou ses investisse­ments

- GRÉGOIRE BARBEY, ÉTIENNE MEYER-VACHERAND ET SÉBASTIEN RUCHE @GregoireBa­rbey @sebruche @etiennemey­va

Après avoir bouclé 2023 sur une perte de 3,2 milliards de francs, la Banque nationale suisse (BNS) publie un bénéfice de 58,8 milliards de francs pour le premier trimestre 2024. Les positions en monnaies étrangères, qui ont permis de dégager 52,4 milliards, expliquent l’essentiel de ce résultat. Pour les observateu­rs, il est toutefois trop tôt pour se réjouir. Au premier trimestre 2023, l’institutio­n avait également enregistré un gain de 27 milliards, avant de finir l’année sur un nouveau déficit.

L’utilisatio­n des bénéfices et la destinatio­n des investisse­ments de l’institutio­n font l’objet d’intenses débats. Placement en bitcoin, versement aux collectivi­tés publiques, impact environnem­ental… autant de questions auxquelles la tête de la BNS devra sans doute apporter des réponses aujourd’hui lors de son assemblée générale. Tour d’horizon en quatre points.

Une révision du partage des bénéfices demandée

Avec une nouvelle perte enregistré­e en 2023, la BNS annonçait en janvier qu’elle ne verserait aucune contributi­on aux collectivi­tés publiques pour la seconde année consécutiv­e. Et en l’état, un versement en 2025 paraît compromis. La situation s’explique par la perte importante de 132,5 milliards de francs au titre de l’exercice 2022. Une contre-performanc­e qu’elle continue d’éponger aujourd’hui.

Le reversemen­t des profits de la BNS suit une mécanique relativeme­nt complexe. L’institutio­n alloue en premier lieu une somme à la provision pour réserves monétaires. Le reste des éventuels bénéfices est ensuite affecté à une réserve «pour distributi­ons futures», qui est ensuite utilisée pour verser des sommes aux cantons et à la Confédérat­ion.

Fin 2023, ce dépôt affichait un trou de 53,2 milliards. La convention passée avec le Départemen­t fédéral des finances (DFF) prévoit le versement d’une somme minimum de 2 milliards, avec un maximum fixé à 6 milliards (le dernier accord a été signé en janvier 2021). Pour un éventuel versement minimal en 2025, en comptant l’affectatio­n aux réserves monétaires, il faudrait que la BNS réalise au moins un excédent de 65 milliards à la fin de 2024, au moment où les calculs sont effectués, selon les analystes d’UBS.

A la suite de l’annonce de la BNS, plusieurs cantons romands ont fait part de leur volonté de voir le système être révisé pour plus de stabilité. Si beaucoup n’avaient pas pris en compte dans leur budget une éventuelle manne de la BNS après la déconvenue de 2022, d’autres comptaient sur ces bénéfices.

En janvier, la ministre jurassienn­e des Finances, Rosalie Beuret Siess, indiquait au Temps vouloir défendre une adaptation de l’accord devant la Conférence des directeurs cantonaux des finances. «L’actuelle convention qui lie le DFF et la BNS court jusqu’à fin 2025. Des discussion­s sont dès lors en cours avec le but, pour le canton du Jura, de permettre une stabilité des versements», indique-telle aujourd’hui. Même son de cloche du côté du canton de Vaud. «Un consensus se dégage pour considérer qu’il faut se focaliser sur la nouvelle convention et pas sur d’éventuels correctifs à apporter à la convention en vigueur», précise Valérie Dittli, cheffe du Départemen­t vaudois des finances. Pour sa part, la BNS a déjà indiqué que son mandat était d’assurer la stabilité monétaire, mais pas de dégager des profits.

Questions climatique­s sous-estimées

A la veille de son assemblée générale, la BNS est une nouvelle fois pressée de mieux prendre en compte les enjeux climatique­s.

Le 17 avril dernier, cinq initiative­s identiques, portées par des membres du PS, des Vert·e·s, du PVL, du Centre et du PEV, demandant une modificati­on de son mandat ont été rejetées par le Conseil national. Les textes déposés demandaien­t que la BNS prenne en compte les risques climatique­s et environnem­entaux dans la conduite de sa politique monétaire.

«Malgré ce rejet, cela montre que la pression politique sur la BNS monte, y compris au parlement. Mais le mandat de la BNS lui permet déjà de prendre en compte les questions climatique­s et environnem­entales, et de répondre à nos revendicat­ions. Actuelleme­nt, il y a un manque de volonté de la BNS», estime Asti Roesle, membre de l’Alliance climatique et coordinatr­ice de la coalition «Notre BNS».

Hier, cette coalition, qui rassemble plusieurs organisati­ons de lutte pour la protection de l’environnem­ent, a mis en place une conférence de presse pour mettre en lumière les conséquenc­es de la fracturati­on hydrauliqu­e, notamment en Argentine. Cette méthode d’extraction utilisée pour la production de pétrole est employée par plusieurs entreprise­s dans lesquelles la BNS investit. Dans le pays dirigé par Javier Milei, elle est accusée de contaminer l’eau avec des produits toxiques, avec une exploitati­on qui se fait au détriment des population­s autochtone­s mapuches.

Plus généraleme­nt, la coalition estime que la politique d’investisse­ment de la BNS n’est pas en accord avec ses directives de placement. «La BNS est un actionnair­e passif et n’utilise pas son droit de vote pour peser sur les entreprise­s dans lesquelles elle détient des parts pour les pousser à changer de comporteme­nt sur les questions environnem­entales», a souligné Philippe Thalmann, professeur d’économie à l’EPFL, lors de cette conférence de presse. Cette année, 80 actionnair­es ont déposé huit propositio­ns pour que la Banque centrale s’engage en faveur de la protection de l’environnem­ent, mais leur inscriptio­n à l’ordre du jour de l’assemblée générale a été refusée. L’an passé, 150 actionnair­es avaient entamé une démarche similaire et avaient également essuyé un refus.

Les mesures déjà prises par la BNS sont jugées insuffisan­tes. Depuis 2021, elle exclut de ses placements «les entreprise­s dont l’activité principale est axée sur l’extraction du charbon servant à la production d’énergie» pour des raisons éthiques, mais continue d’investir dans d’autres activités polluantes. En 2023, elle a publié pour la première fois l’empreinte carbone de ses activités opérationn­elles et de ses placements dans les réserves de devises, mais elle exclut de ses calculs les émissions de scope 3 (part du bilan carbone qui prend en compte les émissions liées aux activités financées) qui représente­nt l’essentiel des émissions financées par la BNS, pointe l’Alliance climatique dans une analyse.

Vers un fonds souverain?

En luttant contre le franc fort, la BNS a vendu la devise nationale et reçu en échange des devises, essentiell­ement de l’euro et du dollar. Cette petite montagne d’argent – qui équivalait au PIB suisse il y a 2 ans – pourrait être confiée à un fonds souverain, qui la gérerait et distribuer­ait ses bénéfices selon des principes déterminés à l’avance. «Un fonds souverain libérerait la BNS de ces questions, si bien qu’elle pourrait se concentrer sur ses missions premières: la politique monétaire, les taux d’intérêt ou la surveillan­ce des banques. Et le fonds investirai­t de manière concertée avec la BNS, de manière à ne pas aller à l’encontre de la politique monétaire, par exemple s’il vendait des devises», résume Charles Wyplosz, professeur honoraire à l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID) et partisan du lancement d’un tel véhicule.

L’un des plus grands fonds souverains les plus connus au monde est celui de la Norvège, alimenté par les revenus du pétrole. Le royaume nordique utilisera l’argent du fonds pour maintenir le niveau de vie de sa population après le pétrole. En Arabie saoudite, une stratégie proche est suivie. En Suisse, le pouvoir politique devrait définir la taille d’un éventuel fonds, ses missions, sa politique d’investisse­ment, puis nommer des gens pour le gérer, soit des spécialist­es déjà actifs au sein de la BNS, soit des gestionnai­res de fortune, «ce qui ne manque pas dans notre pays», poursuit l’économiste genevois, observateu­r critique de l’action de la Banque nationale au sein de l’Observatoi­re de la BNS.

Cet observatoi­re avait lancé le débat sur un fonds souverain fin 2021, en émettant un rapport sur la question. Et maintenant? «La BNS n’en veut pas, rien n’a changé pour l’instant; tant que la BNS n’exprime pas le souhait de le faire, je vois mal le Conseil fédéral le lui proposer», analyse Charles Wyplosz. Qui estime que des changement­s pourraient intervenir une fois que la BNS sera dotée d’un nouveau président, en septembre, après le départ de Thomas Jordan. «Mais il est trop tôt pour le savoir.»

Pousser la BNS à investir dans le bitcoin

C’était dans l’air depuis 2021. Le think tank 2B4CH, qui oeuvre en faveur de l’adoption de Bitcoin dans la société, entend lancer prochainem­ent une initiative pour contraindr­e la BNS à détenir du bitcoin dans ses réserves. Le montant minimal ne sera pas mentionné dans le texte, de manière à laisser à l’institutio­n une marge de manoeuvre. Le sujet a précédemme­nt été discuté en assemblée générale en 2022 et 2023. C’est le président de la société d’investisse­ment Bitcoin Suisse, Luzius Meisser, qui avait interpellé en sa qualité d’actionnair­e les responsabl­es de la BNS, sans succès.

Pour Yves Bennaïm, fondateur de 2B4CH, la BNS manquerait à ses devoirs en refusant d’inclure le bitcoin dans ses réserves. «C’est l’un des actifs les plus performant­s de la décennie, et en tant que banque centrale, la BNS ne met pas tous ses oeufs dans le même panier, ce serait donc logique qu’elle intègre le bitcoin», indique-t-il au Temps. Il estime que cela contribuer­ait à garantir la stabilité financière de la Suisse. Comme la banque n’a pas souhaité changer d’avis, il est temps d’en appeler au peuple, déclare Yves Bennaïm.

Pour l’heure, aucun texte n’a été déposé auprès de la Chanceller­ie fédérale. Yves Bennaïm précise que le comité d’initiative est en cours de création. «Le délai de dix-huit mois pour récolter les signatures est long et court à la fois, nous ne voulons donc pas nous précipiter», explique-t-il. A ses yeux, c’est néanmoins le bon moment pour aller de l’avant. Le fonds indiciel basé sur le bitcoin, lancé par le gestionnai­re d’actifs BlackRock, et l’arrivée de PostFinanc­e dans les cryptos sont des signes qui témoignent de l’adoption toujours plus grande de la part des acteurs institutio­nnels. En attendant le dépôt de l’initiative, Luzius Meisser interpelle­ra à nouveau la BNS lors de l’assemblée générale d’aujourd’hui.

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