Violon passion
«On peut dire qu’aujourd’hui je suis chirurgien sur tous les instruments du quatuor. Et que je sais même changer l’âme de mes patients» Le maître luthier lausannois est un familier de stradivarius et d’amatis. Il a transmis sa passion des instruments à co
Il lui arrive d’avoir, avec son associé parisien, Serge Boyer, de véritables trésors en dépôtvente, des instruments prestigieux dont les propriétaires souhaitent se défaire au meilleur prix. Ainsi, il y a quelque temps, on lui a demandé de trouver un acquéreur pour un stradivarius de 1712, dit «Hrimali» – du nom d’un célèbre violoniste de Bohême au XIXe siècle –, qui avait été joué par le violoniste et chef d’orchestre russe Vladimir Spivakov. Le propriétaire en espérait plus de 10 millions de francs. «Je ne garde évidemment pas un tel instrument à l’atelier. Il repose dans un coffre-fort à la banque», sourit John-Eric Traelnes, maître luthier à Lausanne. Un autre stradivarius attend aussi dans un coffre de trouver un amateur. «On voit assez régulièrement passer de tels instruments, commente le luthier. En général sous le bras de solistes renommés, parfois juste pour changer une corde ou faire un petit réglage.»
Gravé dans l’ADN familial
Quelle idée de devenir luthier! «Enfant, j’étais passionné par la chirurgie. Au point que je disséquais des rats de laboratoire à la maison. Mais, plus tard, la musique et le travail du bois ont pris le dessus. J’ai construit mon premier instrument à 15 ans. On peut dire qu’aujourd’hui je suis chirurgien sur tous les instruments du quatuor. Et que je sais même changer l’âme de mes patients.» On rappellera que l’âme d’un violon est un petit cylindre de bois placé dans la caisse de résonance, sous le pied du chevalet, à côté de la corde de mi. Elle est responsable de la résonance de l’instrument. Le luthier la positionne à l’aide d’une pointe aux âmes.
Chez les Traelnes, les instruments à cordes sont gravés dans l’ADN familial. Ainsi Arthur, l’aîné des garçons, étudie le violon à la Jacobs School de l’Université d’Indiana, tandis que le cadet, Emile, perfectionne le violoncelle au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris. Quant à leur maman, Camille Stoll, elle dispose d’une virtuosité en violon du Conservatoire de Neuchâtel, acquise à côté de ses études de… biologie à l’Université de Lausanne. Elle enseigne au Conservatoire de Genève, a joué régulièrement à l’OSR et à l’OCL et travaille à l’atelier de lutherie de son mari.
John-Eric a ouvert sa lutherie sous les toits de la rue Neuve en 1989. Tout seul. Aujourd’hui, outre son épouse Camille, il occupe encore Matthias Walz, violoncelliste précoce de La Côte vaudoise, qui a joué dans plusieurs orchestres de chambre et symphoniques et dans divers ensembles pratiquant une musique parfois fort éloignée du répertoire classique. Après l’option musique au gymnase de Nyon et un apprentissage d’ébénisterie conclu en 2013, il a fréquenté quatre ans durant l’Ecole de lutherie de Brienz, la seule de Suisse, et obtenu son diplôme de luthier en 2017. Matthieu Lemeur, lui, vient de Loire-Atlantique, où il a joué toute sorte d’instruments et gagné ses compétences à l’Ecole nationale de lutherie de Mirecourt, dans les Vosges. Il a fait un remplacement d’un an chez John-Eric Traelnes avant d’être engagé à Lyon chez Christian Charlemagne pour se former à la restauration d’instruments anciens. Mais finalement le fumet de la fondue moitié-moitié et l’accueil au sein de la lutherie de la rue Neuve l’ont rappelé à Lausanne et il ne s’en plaint pas. Manque encore à l’énumération la Lyonnaise Agathe Guillot, spécialiste de flûte traversière et musicologue, titulaire de masters d’interprétation et de pédagogie de la Haute Ecole de musique de Lausanne, qui gère à ses heures perdues l’administration de l’atelier. Inutile de dire qu’il a fallu emménager dans de nouveaux locaux beaucoup plus vastes.
Impliqué dans la profession
John-Eric Traelnes, de son côté, s’est tôt impliqué dans la défense de la profession, notamment au sein de l’Association suisse lutherie et archèterie (ASLA) et de l’Entente internationale des maîtres luthiers et archetiers d’art (EILA). Il est un des cofondateurs de Strings Attached, un groupement de luthiers qui assure la promotion de la lutherie contemporaine en Suisse. Et en 2019, il a cofondé la société Néo-Ebène Sàrl, une start-up vaudoise qui fait un carton en produisant des touches de violon et de violoncelle faites d’un matériau composite qui remplace, pour les touches de violon, l’ébène, un bois en voie d’inquiétante raréfaction. Il pratique en outre beaucoup d’expertises. «Je me suis associé à l’expert parisien Serge Boyer. Les expertises sont très demandées, mais les vrais experts sont rares.»
La lutherie lausannoise vend et loue ses propres pièces. Pour le reste, elle agit comme dépôtvente. «A la fin de leur carrière, pas mal de musiciens souhaitent vendre leur instrument. Certains se font des illusions sur ce qu’il vaut. Mais tout ce qui est italien se vend très bien. Les prix s’alignent sur les cotes atteintes dans les ventes aux enchères.»
John-Eric Traelnes arrive à l’âge de 62 ans. Il espère lever le pied. «Un jour, je voudrais pouvoir remettre l’atelier à mes employés et, quant à moi, travailler plus tranquillement à la maison. Pendant le covid, une période où on ne gagnait à peu près rien, j’avais déjà fabriqué un violon chez moi.»
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