A la source du miracle économique suisse
Dans «La Suisse et les Empires», Cédric Humair se penche sur la naissance de la puissance helvétique, cernée durant la deuxième partie du XIXe siècle par des voisins aux velléités impérialistes
«A notre manière, nous avons construit un empire sous la pression des circonstances: un relief ingrat, un sol cultivable exigu, un climat rude; mais nous étions poussés par un certain esprit d’aventure et d’entreprise, mus par la passion du travail bien fait et possédés du goût du risque.»
Prononcés en 1972 par le conseiller fédéral Nello Celio, ces mots introduisent le dernier ouvrage de l’historien Cédric Humair, La Suisse et les Empires. Affirmation d’une puissance économique (1857-1914). Pour quiconque l’aurait oublié, la prospérité actuelle de l’ancienne Helvétie repose en effet sur des fondations établies durant la deuxième partie du XIXe siècle. Le grand mérite de ce livre est de documenter de manière minutieuse comment un «nain» planté entre quatre géants politiques a réussi à mettre à profit sa situation pour se placer 5e pays en termes de PIB par habitant à la veille de la Première Guerre mondiale. C’est que, comme le rapporte l’ancien président de la Confédération cité par l’auteur, «Nous sommes partis à la conquête des marchés mais non des terres d’autrui».
De la France à l’Allemagne
Avec force détails, l’historien raconte comment cet îlot européen a tissé sa toile commerciale au fil des décennies, nouant traités de commerce et accords de libre-échange, établissant des comptoirs ou des consulats aux quatre coins du monde pour favoriser son expansion économique. Pactisant avec les forces colonisatrices afin de participer à la mondialisation en marche, voire, pour citer l’auteur de l’ouvrage, en devenir la «coordinatrice» internationale.
Pour ériger un modèle qui aujourd’hui encore fascine et interpelle dans le monde entier, la Suisse s’est évidemment appuyée sur sa neutralité «perpétuelle», reconnue en 1815 par le Traité de Vienne. Elle a souvent fait face à des tensions intestines et à la menace de grands voisins, toujours désireux de la faire tomber dans leur sphère d’influence. Dans le giron français jusqu’à la défaite en 1871 des troupes de Napoléon III lors de la bataille de Sedan, la Confédération se rapproche ensuite de la Prusse, tout en cherchant à maintenir à distance Bismarck, le très ambitieux chancelier du deuxième Reich.
Farouchement indépendante
Au fil des décennies, celle que Cédric Humair pointe comme «seul Etat libéral dans une Europe réactionnaire» va surtout exploiter sa position centrale et son rôle de «tampon» entre quatre puissances. Celui-là même qui lui a évité en 1815 d’être dépecée. Ce statut atteindra son paroxysme durant les vingt dernières années du XIXe siècle, lorsque deux blocs politiques se seront formés. En réponse à la Triplice, composée de l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, la France a créé la Triple-Entente avec la Grande-Bretagne et la Russie. Une situation qui n’a pas que des inconvénients, note l’auteur: «s’efforçant d’attirer la Confédération dans leur camp, les deux blocs antagonistes sont prêts à faire d’importantes concessions pour arriver à leurs fins».
Si le petit confetti niché au milieu de l’Europe ne peut se soustraire totalement à l’influence des grands Etats qui l’entourent, cet ouvrage rappelle comment les autorités fédérales et les milieux économiques ont constamment cherché à diversifier leurs débouchés commerciaux pour préserver leur indépendance. Ils vont l’affirmer au début du XXe siècle en créant les chemins de fer fédéraux et la Banque nationale suisse. En 1914, l’approvisionnement en matières premières, denrées alimentaires et en énergie reste toutefois le «talon d’Achille» de ce petit pays, relève Cédric Humair. Il faudra attendre une période qui n’est pas couverte par le livre pour que la construction de colosses hydrauliques dans les Alpes, principalement entre 1950 et 1970, vienne réduire la dépendance énergétique.
La Suisse s’est évidemment appuyée sur sa neutralité «perpétuelle»
«Depuis la chute du mur de Berlin, la situation est devenue plus malaisée» CÉDRIC HUMAIR , HISTORIEN
Au XXe siècle, la Suisse va capitaliser sur les avantages acquis et sur un appareil de production resté intact pendant les deux guerres mondiales pour continuer à aménager des conditions-cadres favorables à ses entreprises.
Mais «depuis la chute du mur de Berlin, la situation suisse est devenue plus malaisée», conclut Cédric Humair dans son livre. «L’empire économique suisse est-il en train de se lézarder?» s’interroge-t-il, en relevant que le grounding de la compagnie aérienne Swissair ou, plus récemment, la chute de Credit Suisse pourrait «le laisser présager».
La conclusion récente d’accord de libre-échange avec l’Inde, sous l’égide de l’AELE, rappelle que la Suisse est loin d’avoir dit son dernier mot. Dans un environnement international très compétitif, à la recherche d’un nouveau souffle pour sa neutralité, il lui faudra toutefois faire usage de tout son «génie helvétique» pour rester l’un des pays les plus prospères au monde.
■ «La Suisse et les Empires. Affirmation d’une puissance économique (18571914)», Cédric Humair, 168 pages, collection Focus, éditions Alphil.