«Protéger l’enfance, un gage pour l’avenir»
Arrivée en 2020 à la tête de la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse vaudoise, Manon Schick raconte sa plongée dans la réalité invisible des enfants placés et suivis par l’Etat. Un renforcement massif du secteur vient d’être annoncé dans le c
Pas moins de 80 millions de francs viennent d’être débloqués pour renforcer le secteur exsangue de la protection de l’enfance vaudoise. A la tête de la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ), Manon Schick voit dans cette décision, communiquée le 28 mars, une reconnaissance de la «mission fondamentale» de l’Etat auprès des plus vulnérables.
En avril 2021, quelques mois après votre arrivée à la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse, vous aviez tiré la sonnette d’alarme en évoquant des services «complètement débordés». Comment la situation a-t-elle évolué depuis? C’était un moment particulier parce que nous étions en train de subir massivement l’impact du covid avec du personnel malade ou absent pour cause de quarantaine. La réalité est qu’il y a une augmentation du nombre d’enfants qui ont besoin de protection dans tous les cantons. Cette hausse a précédé la pandémie et elle a été aggravée par cette dernière, mais aussi par les crises qui ont suivi, avec une précarisation de certaines familles et des impacts sur la santé mentale des jeunes. De plus, la protection de l’enfance est un secteur sous-doté historiquement et les institutions subventionnées qui prennent en charge ces enfants ont beaucoup de peine à recruter. Ces différents facteurs se sont additionnés, c’est pourquoi il fallait un investissement massif pour stabiliser le système.
Le mouvement que vous avez lancé à votre entrée en fonction se concrétise-t-il aujourd’hui avec ces 80 millions? Il y a quelque chose de cet ordre-là. Lorsque le nouveau Conseil d’Etat a été élu en 2022, nous lui avons très vite expliqué les difficultés que rencontre le secteur de la protection de l’enfance et le gouvernement a réagi rapidement en organisant des Assises du secteur social. Au-delà de la somme, c’est une reconnaissance du fait que ce domaine constitue une mission fondamentale de l’Etat, qu’on ne peut pas simplement mettre de côté quand il n’y a plus d’argent dans les caisses. Ces investissements ont du sens parce qu’un enfant qui ne grandit pas bien peut ne pas trouver sa place dans la société, sombrer dans la délinquance, être mis sous curatelle en tant qu’adulte, etc. C’est donc un gage pour l’avenir.
Est-il arrivé que certains enfants n’aient pas pu être pris en charge ces dernières années par manque de moyens? Non, mais nous avons dû mettre sur pied des solutions temporaires, ce que nous ne voulons plus. L’hôpital est devenu par défaut un de nos lieux de placement en urgence. Or, les établissements hospitaliers sont destinés à accueillir des enfants malades, pas des enfants maltraités. Nous n’avons toutefois jamais laissé une jeune fille victime d’abus sexuels chez son père faute de place, par exemple.
Vous citiez l’augmentation de la précarité. En quoi influence-t-elle le besoin de protection des enfants?
La précarité n’engendre pas en soi un mauvais développement de l’enfant. Il y a de la maltraitance ou des abus sexuels dans des familles extrêmement aisées de ce canton. Par contre, cette précarité accentue énormément les situations difficiles. Je pense par exemple à des familles migrantes ou des mères célibataires qui n’ont aucun réseau autour d’elles. Nous avons de plus en plus souvent affaire à des situations où les gens sont seuls. Vraiment seuls.
Qu’est-ce que cela dit de notre société actuelle? C’est assez inquiétant. Il y a des enfants qui sont laissés sans surveillance toute la journée parce que leur mère a peur d’être licenciée si elle manque le travail. Ils ne mangent pas, ne sont pas changés, leur couche déborde. Le plus préoccupant est que nous vivons dans une société devenue un peu aveugle à ce qui se passe chez les voisins, les amis, la famille proche. Il y a moins de soutiens, de relais pour, par exemple, orienter la personne vers des aides adéquates.
En arrivant d’Amnesty International Suisse, que vous avez dirigé durant neuf ans, vous attendiez-vous à trouver une telle détresse? Je m’attendais à rencontrer de la précarité. Ce qui me frappe, c’est que nous sommes parfois confrontés à des situations qui sont de l’ordre de l’impensable. Comme une famille où les enfants dorment sur des palettes en bois et font leurs besoins à côté du lit parce qu’ils ne descendent pas l’échelle pendant la nuit. Ce sont des situations que l’on peine à imaginer parce qu’elles sont invisibles. Dans ce genre de cas, on commence par proposer un accompagnement à domicile. Mais quand l’incompétence parentale est trop forte, nous devons intervenir pour placer les enfants.
Vous créez 140 postes éducatifs dans les foyers, allez-vous trouver des employés pour les occuper? Il y a suffisamment de personnes formées sur le marché. Nous devons donc permettre aux institutions qui prennent en charge les enfants de trouver le bon personnel et surtout, de le garder. Un des enjeux majeurs était la question du salaire. Le canton de Vaud payait moins que les cantons limitrophes. Il y a eu depuis janvier une revalorisation salariale, notamment pour les plus jeunes – entre 300 et 400 francs de plus par mois. L’enjeu est de ne pas perdre les éducateurs au moment où ils sortent de la Haute Ecole de travail social et de faire en sorte qu’ils restent dans le canton. Il devrait y avoir une deuxième étape de revalorisation salariale pour s’aligner complètement sur les autres cantons.
Cela reste un travail très exigeant, même avec un salaire un peu meilleur. Oui, c’est un secteur très compliqué, en particulier la prise en charge d’adolescents en grande détresse, dont certains ont des tendances suicidaires, de plus en milieu fermé. Il y a un vrai enjeu autour de la pénibilité de travail. Des jeunes qui ont été maltraités par leurs parents pendant des années sont parfois incapables de respecter leur éducateur. Il faut avoir beaucoup de ressources pour travailler dans ce domaine.
«Il y a des enfants qui sont laissés sans surveillance toute la journée parce que leur mère a peur d’être licenciée si elle manque le travail»
assistants sociaux et les éducateurs ont toujours été confrontés à des parents mécontents des décisions prises par la DGEJ. Est-ce que leur nombre augmente? Il y a une centaine de réclamations actives chaque année, ce qui n’est pas gigantesque par rapport aux 8000 enfants qui font l’objet d’un suivi. Parce que l’intérêt de l’enfant prime celui des parents, l’Etat s’introduit dans l’intimité des familles et fait des recommandations à la justice qui vont parfois jusqu’au retrait du droit de garde. Donc la protection de l’enfance a pu être mal vécue de tout temps. Nous constatons toutefois qu’il y a un peu plus souvent des réclamations, c’est pourquoi nous avons mis sur pied un espace d’écoute pour les parents, où ces derniers peuvent notamment obtenir des explications détaillées sur les procédures. Notre but est aussi de faire comprendre aux parents que leur collaboration est souhaitable pour le bien de leur enfant.
Vous avez une âme de militante. Est-ce qu’elle continue à s’épanouir dans le cadre de votre fonction? La défense des droits humains et celle des droits des enfants sont congruentes. Certaines personnes sont tellement vulnérables qu’elles ne peuvent pas faire valoir leurs droits ellesmêmes. Une des missions fondamentales de l’Etat est de protéger la population, notamment la plus vulnérable. Cela a donc du sens pour moi de défendre ces enfants.
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