L’ÉTRANGER DANS LE MIROIR
Les relations vénéneuses entre une actrice et son modèle, une femme au passé trouble. Natalie Portman et Julianne Moore dans une oeuvre fascinante signée Todd Haynes.
Après un petit passage à vide (Le Musée des merveilles, Dark Waters), le cinéaste indépendant Todd Haynes, 62 ans, retrouve sa forme olympique avec une de ses oeuvres les plus lumineuses, inexplicablement repartie bredouille de Cannes.
Comme Loin du paradis (2002) et Carol (2015), May December est tout d’abord un sublime portait de femme, ou plutôt de deux femmes. Nous sommes à Savannah, en Géorgie, dans une sublime maison en bordure d’un fleuve. Bourgeoise autoritaire et névrosée, Gracie (Julianne Moore), pâtissière à ses heures, vit avec Joe (Charles Melton), un colosse américano-coréen doux et rêveur, collectionneur de papillons, plus jeune d’une trentaine d’années. Bientôt, Elizabeth (Natalie Portman), actrice hollywoodienne, débarque en ville. Elle va incarner Gracie à l’écran et vient étudier son modèle. Tandis qu’elle plonge dans la peau de son personnage, qu’elle se métamorphose tel un caméléon, on découvre qu’un énorme scandale est à l’origine de ce biopic. Mariée et mère de famille, Gracie a rencontré et séduit Joe alors qu’il n’avait que 13 ans, avant de quitter son mari et fonder une nouvelle famille, après un passage par la case prison. Très vite, les relations entre Elizabeth et Gracie, l’artiste et son modèle, vont se tendre et la présence de la comédienne va rouvrir des plaies toujours à vifs…
JEUX DE MIROIR
À l’origine de May December, un fait divers qui a secoué l’Amérique, le scandale Mary Kay Letourneau, une prof de maths emprisonnée de 1997 à 2004 pour avoir eu des relations sexuelles avec un de ses élèves âgé de 12 ans, avant d’accoucher en prison. Quand Natalie Portman découvre le scénario, le premier écrit par une célèbre directrice de casting, elle décide de produire le film et en confie les rênes à Todd Haynes, avec qui elle rêvait de travailler depuis des années.
Gracieux et vénéneux, le résultat dépasse toutes les attentes, subjugue et hypnotise. Sur la musique du Messager, signée Michel Legrand (qui a également servi de générique à l’émission Faites entrer l’accusé), Haynes filme des regards qui se reflètent sur les miroirs, les vitres. Mais qu’y a-t-il derrière ces visages beaux et souriants, derrière cette vie d’actrice à succès ou de cette femme au foyer accomplie et mère de beaux enfants : le vide, le désespoir, l’effroi, le passé qui ronge le présent, le simulacre, le mensonge, les faux semblants. On pense souvent à Bergman (notamment avec les plans filmés dans le miroir), tandis que Haynes incise les psychés et les blessures du passées qui empoisonnent le présent. C’est virtuose, drôle parfois, vibrant, toujours. Comme un coeur qui s’emballe un peu trop. Et surtout, Haynes dirige deux comédiennes d’exception. Julianne Moore, bien sûr, et Natalie Portman qui s’était compromise dans des Marveleries indignes de son talent. En vampire qui se nourrit de la vie et des sentiments des autres, elle est simplement extraordinaire. Comment le prix d’interprétation à Cannes a-t-il pu lui échapper ?