STANLEY MILGRAM L’HOMME QUI THÉORISA LA SOUMISSION
Le nom de ce psychosociologue américain est associé à l’une des expériences les plus connues sur la soumission à l’autorité. Scandalisant la société scientifique, il en fut écarté. Mais son expérimentation ne fut, elle, jamais démentie, ni hier ni aujourd
e succès du film La Zone d’intérêt , qui
1 retrace la vie familiale de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, à quelques mètres de l’horreur du camp, a remis en lumière la théorie de Hannah Arendt sur « la banalité du mal ».
2 Lors du procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, organisateur de la solution finale, la philosophe avait relevé l’« insignifiance » et la « médiocrité » d’un homme qui répétait avoir obéi aux ordres pour justifier les millions de morts dont il était l’exécuteur. Selon Arendt, le mal absolu aurait donc le visage d’un petit fonctionnaire déléguant sa responsabilité à une autorité supérieure. Cette thèse, qui n’en finit pas de susciter des controverses philosophiques, a connu une tentative de justification scientifique. Classé parmi les cent psychologues les plus célèbres du siècle, Stanley Milgram, décédé à l’âge de 51 ans, n’a pas eu le temps de poursuivre ses recherches. Mais son nom reste fortement attaché à une expérience qui suscite encore débat, entre répulsion et fascination.
EXISTE-T-IL UNE PREUVE SCIENTIFIQUE DU MAL ?
New-yorkais de naissance, Milgram avait fait des études de sciences politiques au Queens College avant de s’inscrire en psychologie sociale à l’université Harvard, où il avait soutenu sa thèse en 1960. Mais c’est à Yale – où il commencera sa carrière – qu’il met en place sa première expérimentation. Ébranlé par la thèse de Hannah Arendt sur la banalité du mal, il se donne pour projet de vérifier scientifiquement l’intuition de la philosophe. Entre 1961 et 1962, Stanley Milgram et ses étudiants font paraître une petite annonce pour recruter les sujets d’une expérience sur la mémoire. Imaginezvous : vous êtes une femme ou un homme de 20 à 50 ans, votre participation durera une heure et sera rémunérée quatre dollars cinquante, ce qui n’est pas rien à l’époque. Vous camperez un professeur, chargé de faire retenir une liste de mots à un étudiant caché derrière une cloison. Qu’il se trompe et vous administrerez à l’étudiant une décharge électrique commençant à 45 volts et croissant de 15 volts à chaque erreur. D’ailleurs, on va vous administrer une décharge de 45 volts pour que vous mesuriez la douleur, dont vous pouvez juger qu’elle est somme toute supportable. Avec, à vos côtés, un expérimentateur, chargé de vous guider et de noter les résultats de l’expérience, vous serez placé derrière un pupitre muni d’une série de manettes
envoyant les chocs électriques à chaque erreur. Ce que vous ne saurez pas, c’est que les chocs électriques seront fictifs et que des comédiens tiendront le rôle de l’expérimentateur et de l’apprenant. Ce dernier aura pour consigne de réagir aux décharges que vous lui envoyez : à partir de 75 volts, il gémira, se plaindra de souffrir à 120 volts, hurlera à 135 volts, suppliera qu’on arrête à 150 volts, refusera de répondre à partir de 300 volts. Après trois chocs à 450 volts, l’expérience sera considérée comme terminée. Lorsque vous vous inquiéterez des réactions de l’apprenant, l’expérimentateur vous poussera à agir en vous rappelant les règles auxquelles vous avez souscrit et en vous assurant que vous ne serez pas tenu responsable des conséquences. Difficile de s’imaginer dans la position du tortionnaire, non? Pourtant, six cent trente-six personnes, au cours de dix-neuf expériences, l’ont fait, des femmes, des hommes, des jeunes, des plus âgés, toutes catégories sociales confondues. En moyenne, 65 % d’entre eux sont allés jusqu’au bout, jusqu’aux 450 volts potentiellement mortels. Stanley Milgram a qualifié à l’époque ces résultats d’« inattendus et inquiétants ». Interrogés avant l’expérience, quarante psychiatres avaient estimé que seule une personne sur mille irait jusqu’à l’obéissance létale.
DES RÉSULTATS INATTENDUS MAIS UNIVERSELS
On accuse Milgram de cruauté psychologique et de manque d’éthique
De tels résultats provoquent un tollé dans la communauté scientifique et le public. On commence par accuser Milgram de cruauté psychologique et de manque d’éthique. Puis on tente de remettre en cause l’expérience, en attaquant une méthodologie où les cobayes choisis seraient des sanguinaires ou des abrutis, au choix. Mais les nombreuses répliques de l’expérience, dans des pays, des publics ou des modalités différentes, ont montré que ce chiffre était universel. En 2010, le réalisateur Christophe Nick et France Télévisions l’ont ainsi mise en scène comme un jeu de téléréalité , où l’étudiant était remplacé par
3 un candidat venu pour remporter une forte somme d’argent, et l’expérimentateur par une animatrice de télévision.
Licencié de Yale pour manque d’éthique, Stanley Milgram publiera dix ans plus tard le livre qui lui permet de conceptualiser et de nuancer les résultats de son expérience. Il n’est pas question, explique-t-il, d’a¢rmer que chacun d’entre nous est un monstre en puissance. Mais il est intéressant d’interroger l’obéissance en ellemême et ses conditions.