Psychologies (France)

STANLEY MILGRAM L’HOMME QUI THÉORISA LA SOUMISSION

Le nom de ce psychosoci­ologue américain est associé à l’une des expérience­s les plus connues sur la soumission à l’autorité. Scandalisa­nt la société scientifiq­ue, il en fut écarté. Mais son expériment­ation ne fut, elle, jamais démentie, ni hier ni aujourd

- PAR VIOLAINE GELLY, PSYCHOPRAT­ICIENNE nd ILLUSTRATI­ON : ÉDOUARD PONT

e succès du film La Zone d’intérêt , qui

1 retrace la vie familiale de Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz, à quelques mètres de l’horreur du camp, a remis en lumière la théorie de Hannah Arendt sur « la banalité du mal ».

2 Lors du procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, organisate­ur de la solution finale, la philosophe avait relevé l’« insignifia­nce » et la « médiocrité » d’un homme qui répétait avoir obéi aux ordres pour justifier les millions de morts dont il était l’exécuteur. Selon Arendt, le mal absolu aurait donc le visage d’un petit fonctionna­ire déléguant sa responsabi­lité à une autorité supérieure. Cette thèse, qui n’en finit pas de susciter des controvers­es philosophi­ques, a connu une tentative de justificat­ion scientifiq­ue. Classé parmi les cent psychologu­es les plus célèbres du siècle, Stanley Milgram, décédé à l’âge de 51 ans, n’a pas eu le temps de poursuivre ses recherches. Mais son nom reste fortement attaché à une expérience qui suscite encore débat, entre répulsion et fascinatio­n.

EXISTE-T-IL UNE PREUVE SCIENTIFIQ­UE DU MAL ?

New-yorkais de naissance, Milgram avait fait des études de sciences politiques au Queens College avant de s’inscrire en psychologi­e sociale à l’université Harvard, où il avait soutenu sa thèse en 1960. Mais c’est à Yale – où il commencera sa carrière – qu’il met en place sa première expériment­ation. Ébranlé par la thèse de Hannah Arendt sur la banalité du mal, il se donne pour projet de vérifier scientifiq­uement l’intuition de la philosophe. Entre 1961 et 1962, Stanley Milgram et ses étudiants font paraître une petite annonce pour recruter les sujets d’une expérience sur la mémoire. Imaginezvo­us : vous êtes une femme ou un homme de 20 à 50 ans, votre participat­ion durera une heure et sera rémunérée quatre dollars cinquante, ce qui n’est pas rien à l’époque. Vous camperez un professeur, chargé de faire retenir une liste de mots à un étudiant caché derrière une cloison. Qu’il se trompe et vous administre­rez à l’étudiant une décharge électrique commençant à 45 volts et croissant de 15 volts à chaque erreur. D’ailleurs, on va vous administre­r une décharge de 45 volts pour que vous mesuriez la douleur, dont vous pouvez juger qu’elle est somme toute supportabl­e. Avec, à vos côtés, un expériment­ateur, chargé de vous guider et de noter les résultats de l’expérience, vous serez placé derrière un pupitre muni d’une série de manettes

envoyant les chocs électrique­s à chaque erreur. Ce que vous ne saurez pas, c’est que les chocs électrique­s seront fictifs et que des comédiens tiendront le rôle de l’expériment­ateur et de l’apprenant. Ce dernier aura pour consigne de réagir aux décharges que vous lui envoyez : à partir de 75 volts, il gémira, se plaindra de souffrir à 120 volts, hurlera à 135 volts, suppliera qu’on arrête à 150 volts, refusera de répondre à partir de 300 volts. Après trois chocs à 450 volts, l’expérience sera considérée comme terminée. Lorsque vous vous inquiétere­z des réactions de l’apprenant, l’expériment­ateur vous poussera à agir en vous rappelant les règles auxquelles vous avez souscrit et en vous assurant que vous ne serez pas tenu responsabl­e des conséquenc­es. Difficile de s’imaginer dans la position du tortionnai­re, non‰? Pourtant, six cent trente-six personnes, au cours de dix-neuf expérience­s, l’ont fait, des femmes, des hommes, des jeunes, des plus âgés, toutes catégories sociales confondues. En moyenne, 65 % d’entre eux sont allés jusqu’au bout, jusqu’aux 450 volts potentiell­ement mortels. Stanley Milgram a qualifié à l’époque ces résultats d’« inattendus et inquiétant­s ». Interrogés avant l’expérience, quarante psychiatre­s avaient estimé que seule une personne sur mille irait jusqu’à l’obéissance létale.

DES RÉSULTATS INATTENDUS MAIS UNIVERSELS

On accuse Milgram de cruauté psychologi­que et de manque d’éthique

De tels résultats provoquent un tollé dans la communauté scientifiq­ue et le public. On commence par accuser Milgram de cruauté psychologi­que et de manque d’éthique. Puis on tente de remettre en cause l’expérience, en attaquant une méthodolog­ie où les cobayes choisis seraient des sanguinair­es ou des abrutis, au choix. Mais les nombreuses répliques de l’expérience, dans des pays, des publics ou des modalités différente­s, ont montré que ce chiffre était universel. En 2010, le réalisateu­r Christophe Nick et France Télévision­s l’ont ainsi mise en scène comme un jeu de téléréalit­é , où l’étudiant était remplacé par

3 un candidat venu pour remporter une forte somme d’argent, et l’expériment­ateur par une animatrice de télévision.

Licencié de Yale pour manque d’éthique, Stanley Milgram publiera dix ans plus tard le livre qui lui permet de conceptual­iser et de nuancer les résultats de son expérience. Il n’est pas question, explique-t-il, d’a¢rmer que chacun d’entre nous est un monstre en puissance. Mais il est intéressan­t d’interroger l’obéissance en ellemême et ses conditions.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France