“C’était l’effondrement d’Eddy Merckx”
La 15e étape du Tour de France de 1975, telle qu’elle fit entrer Bernard Thévenet dans la légende.
(La moto-caméra filme de dos le maillot jaune d’Eddy Merckx)
Daniel Pautrat:
Attention, c’est Eddy Merckx qui est distancé par Felice Gimondi! Eddy Merckx va être rattrapé bientôt peut-être même par Bernard Thévenet, qui n’est plus très loin de lui. Mais il faut aller devant maintenant, Jacques Laviron. Il faut aller devant… pour retrouver Felice Gimondi, qui apparemment a réussi à passer. Et Eddy Merckx est en train de payer ses efforts et je ne serais pas surpris s’il était rattrapé par… (Gros plan sur Gimondi) Voilà, ça y est, nous retrouvons Felice Gimondi, qui doit ignorer le drame qui se joue derrière! Montrez-nous le visage de
Felice Gimondi, Jacques Laviron, Felice Gimondi avec son numéro 61. Voilà, cet Italien, ce Bergamasque merveilleux (…) C’est vraiment… un grand champion! Regardez comme il a creusé l’écart, c’est une surprise, cette performance de Gimondi aujourd’hui!
Roger Pingeon:
Oui, Felice nous surprend encore aujourd’hui et peut-être, après tout, est-ce la présence de son épouse lors de l’étape de repos hier à Nice qui l’a incité à aller lui chercher un bouquet. (…)
Daniel Pautrat:
On va encore retourner derrière avec la caméra, car je ne serais pas surpris si Thévenet réussissait à revenir sur Eddy Merckx et à le distancer peut-être.
Là, dans ce cas-là, eh bien, tout ce que nous avons dit tout à l’heure serait changé. Si Eddy Merckx est en train de faiblir et Bernard Thévenet lui ne faiblit pas… Il revient, il revient très fort, Merckx a peut-être présumé de ses forces. (…) (Plan fixe sur des sapins.
Puis moto-caméra sur Bernard Thévenet) Bernard Thévenet qui revient, va peut-être réussir à grignoter quelques secondes supplémentaires à Eddy Merckx! C’est tout un… tout un nouveau tournant du Tour de France qui se joue et comme tout pourrait se jouer à coups de secondes dans ce Tour 75, toutes les secondes comptent! Bernard Thévenet, devant lui Eddy Merckx est tout près maintenant!
Roger Pingeon:
Oui, c’est vraiment formidable là. Et il y a des renversements de situation, on se croirait dans un film suspense à la Hitchcock là, pour un peu. Et rien ne dit que Bernard ne va pas passer Eddy Merckx sur sa lancée!
C’est même à peu près certain là. Il en est distant d’une vingtaine de mètres, je crois là, oui. (…) Normalement dans ces cas-là, il faut ralentir légèrement, et arriver à une dizaine de mètres à l’arrière du coureur et produire son effort maximum afin d’impressionner son adversaire pour pas qu’il prenne sa roue.
Daniel Pautrat:
C’est exactement ce que Felice Gimondi a fait avec Merckx tout à l’heure!
Roger Pingeon:
Voilà, c’est la tactique du professionnel chevronné. Un jeune n’a pas cette malice-là, il cherche à revenir le plus vite possible et il n’arrive pas à décramponner ensuite le coureur qu’il a rejoint.
Daniel Pautrat:
Mais c’est fantastique ce duel! Regardez! (…) Alors que derrière, il n’y a plus rien, Van Impe et Zoetemelk ont été irrémédiablement distancés. Nous retournons maintenant sur Bernard Thévenet qui n’a plus que 30 mètres de retard sur Eddy Merckx (…) Mais Merckx est prévenu.
Alors un homme prévenu en vaut-il deux? Un Merckx prévenu pourra-t-il s’accrocher? (…) C’est l’un des plus grands moments des quinze Tours de France que j’ai eu le plaisir de suivre. (…)
(La caméra montre que Bernard Thévenet rattrape en réalité Felice Gimondi)
Daniel Pautrat:
Alors, il est en train de revenir sur Felice Gimondi, qui a été victime sans doute d’une crevaison ou de quelque chose. (…) Ça ajoute encore au drame. (…) Gimondi regardant ses boyaux pour voir si… Oui, il a crevé à l’avant, apparemment! (…) Moi aussi, j’avais bien reconnu que ce n’était pas Merckx tout à l’heure qui était là devant.
Mais, mais… je ne voulais pas y croire… je croyais qu’on… on se tapait du coude avec
Roger Pingeon, on se disait:
‘Mais c’est pas Merckx, c’est Gimondi qui est en tête.’ (…) C’était le drame d’un coureur qui est en train de devenir le drame d’un homme (…) Oui, Bernard, à vous!
Bernard Giroux:
(sur la moto)
C’est Bernard Thévenet qui va apparaître le premier. Il est suivi maintenant par Felice Gimondi qui peine et qui va franchir cette dernière rampe. Derrière, il y a Eddy Merckx qui a été rattrapé par Joop Zoetemelk.
(La caméra sur Bernard Thévenet se retourne et montre son avance)
Daniel Pautrat:
Eh bien, on n’a pas vu alors! (…) Je ne sais pas ce qui s’est passé!
Bernard Giroux:
Bernard Thévenet est capable maintenant de prendre le maillot jaune! Trente secondes déjà d’avance sur Eddy Merckx et Joop Zoetemelk. Les coureurs ne sont pas encore apparus, mais les hommes sont derrière. Je crois que nous sommes en train de vivre un grand moment dans ce Tour de France! (Le bruit de la foule couvre le commentaire moto) Je crois que l’écart est décuplé. (…) Joop Zoetemelk va apparaître dans quelques instants, il a distancé
Eddy Merckx, qui je crois est victime de sa prodigalité... (…) Une minute et dix secondes de retard pour Zoetemelk. (…) Et alors qu’arrive maintenant Eddy Merckx.
(Caméra sur Bernard Thévenet qui franchit la ligne d’arrivée la main droite levée)
Daniel Pautrat:
(le coupe) Oui, maintenant Bernard qui a franchi la ligne d’arrivée.
(…) Alors que derrière, bah je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais il y a eu vraiment un changement d’image qui nous a empêchés de voir… Eddy Merckx au moment où il était rattrapé ou bien peut-être qu’à ce moment-là nous étions distraits, excuseznous. Felice Gimondi qui arrive deuxième avec 22 secondes de retard. (…) En troisième position, c’est Joop Zoetemelk, qui est en train de terminer maintenant. (…) On peut le dire maintenant, Bernard Thévenet est maillot jaune, oui, il ne peut plus être battu maintenant, il y a 50 secondes, 51, 52, 53, 55…, 56…, 57, 58 secondes!
Ça y est, Bernard Thévenet a le maillot jaune! À partir de ce moment maintenant, c’est de l’avance! Eh bien, décidément, c’était l’écroulement pour
Eddy Merckx dans ce dernier kilomètre (…) Et Merckx arrive avec Van Impe, qui va prendre la quatrième place. Eddy Merckx au bout du rouleau est en train de terminer avec peine. (…)
Mais ce champion dans la victoire est merveilleux; dans la défaite, il sait être très digne. (…)
Roger Pingeon:
Oui, c’est vraiment extraordinaire. Les mots manquent pour décrire certainement ce qui se passe à l’intérieur de la tête d’Eddy en ce moment. Pour lui, c’est l’effondrement, c’est la catastrophe, il ne s’attendait pas à un fléchissement aussi grave. Inversement pour Bernard Thévenet, bien sûr… C’est la joie, c’est la presque quasi-certitude que le Tour maintenant est dans la poche, comme on dit, pour Bernard!