Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)

Les jumelles nd de la cave sont décédées

Expulsées de leur appartemen­t, il y a deux ans, Christiane et Simone se sont toujours refusées à quitter l’immeuble qui les a vues naître... et mourir.

- ALEXANDRE ORI aori@nicematin.fr

La porte de la cave était toujours entrebâill­ée. Juste assez pour déceler les premières marches, bientôt avalées par l’obscurité. Il suffisait alors de toquer pour s’apercevoir que le sous-sol n’abritait pas que le silence et l’humidité. Ça semblait impensable. Et pourtant, en bas, il y avait Christiane et Simone. Les jumelles toujours bras dessus bras dessous, soixante-quinze ans à vivre l’une pour l’autre.

Pour leur immeuble niçois, aussi, qu’elles se refusaient à quitter depuis deux ans et l’expulsion de leur appartemen­t. Celui qui les a vues naître et pour lequel elles sont mortes. Simone à l’hôpital, il y a quatre mois. Christiane dans la cave, fin août. Jusqu’au bout, fidèle à son poste d’ancienne gardienne. Épilogue d’une histoire complexe, dramatique. Il y a deux ans, l’immeuble bourgeois de la rue Dabray venait entièremen­t d’être refait, à l’exception de la loge des jumelles. Elles avaient refusé de quitter les murs, leurs vieux compagnons. Les plus délabrés allaient être abattus et les autres repeints, mieux isolés. Tout devait être remis aux normes par le groupe CIR – Compagnie immobilièr­e de restaurati­on – de gré ou de force.

Le « droit de mourir làoùonavéc­u»

Ça sera de force. La serrure a fini par être changée. Les soeurs, extirpées par la police, ont terminé sur le palier. Mais là encore, hors de question de partir. Il leur restait la cave. Dernier refuge d’où aucune assistante sociale n’arrivera à les déloger.

« Même pour le Negresco, ça sera toujours niet », balayait Christiane d’un sourire pudique. « Cela n’est peut-être pas raisonnabl­e », esquissait-elle dans la foulée tout en minorant l’insalubrit­é de la cave, devenue innommable capharnaüm. Y régnait une humidité glaciale l’hiver, suffocante l’été, toute l’année imprégnée d’une odeur âcre d’urine. Mais malgré le sol grouillant de puces et l’obscurité permanente, faute d’électricit­é, le « droit de mourir là où on a vécu» était plus fort.

« On n’a pas été capable de les comprendre »

Plus fort que la raison, certaineme­nt. « Mais comment juger ? », s’interroge un voisin des étages supérieurs. Souhaitant rester anonyme, il oscille entre le soulagemen­t et la tristesse : « Leur présence était parfois pesante, des voisins se sont déjà violemment disputés avec elles, leur hurlant de partir. Mais les petits désagrémen­ts qu’elles pouvaient causer, ça n’était rien par rapport à la misère qu’elles ont dû endurer. »

« Elles avaient quand même de la chance qu’on leur propose un toit », rétorque une voisine du même palier. «Enrefusant de l’aide », poursuit-elle vivement, « c’était sûr qu’elles allaient finir par mourir ici. C’est incompréhe­nsible ». « Je crois qu’on n’a pas été capable de les comprendre », estime Judicael Goma, qui vit au premier étage, au-dessus des grilles d’aération de la cave.

« L’odeur de la mort »

Le jeune homme hésite, puis glisse avec retenue : « Quand j’ai senti l’odeur de la mort, ça faisait une semaine que je n’avais pas vu la dernière jumelle. »

La dernière, c’était donc Christiane. La théâtreuse volubile et élégante, apprêtant toujours avec le plus grand soin son petit foulard face au miroir du couloir. C’était elle la plus forte des deux, quand elle soutenait sa « petite Sisi », aux jambes trop frêles pour gravir seule les escaliers. Bien avant d’être hospitalis­ée, Simone ne venait plus nourrir les pigeons ou lire un Zola, comme à son habitude, sur le porche.

Ces petites scènes de vie, qui ont habité l’immeuble pendant presque trois quarts de siècle, seront bientôt oubliées. Les futurs locataires de l’appartemen­t n° 1 ne sauront certaineme­nt rien de ces deux dames. Elles qui étaient prêtes à mourir pour être à leur place.

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(Photo A. O.) Christiane et Simone dans leur cave de la rue Dabray, à Nice, le 23 novembre 2023.

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