Nice-Matin (Nice Littoral et Vallées)
Sous le tapis rouge L’HISTOIRE SOCIALE
L’historien Tangui Perron, spécialiste des liens entre monde ouvrier et cinéma, vient de publier « Tapis rouge et lutte des classes », qui revient sur les origines syndicales et politiques du plus grand festival du monde. Et décrypte ce paradoxe.
Spécialiste des rapports entre cinéma et mouvements ouvriers, l’historien Tangui Perron était samedi à Cannes, invité par l’union départementale des syndicats CGT, pour évoquer son livre « Tapis rouge et lutte des classes » (Éditions de l’atelier). Au coeur du palais des Festivals, au côté notamment de Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, l’auteur a rappelé les origines populaires et militantes du Festival de Cannes. Et la façon dont cela peut se traduire aujourd’hui.
Pourquoi cela sonne paradoxal d’associer Festival de Cannes et monde ouvrier ?
Vu d’aujourd’hui, quand on voit le luxe affiché, le gâchis financier, en termes environnementaux, les paillettes et tout ça, c’est paradoxal mais, au-delà, il y a une vraie passion cinéphile et une histoire qui est beaucoup plus complexe, y compris une histoire sociale.
Le Festival, soulignez-vous, ce n’est pas que les stars, c’est des bâtiments qu’il a fallu construire, des gens pour projeter les films…
Bien sûr, aujourd’hui encore, c’est des travailleuses et des travailleurs, des salariés, des gens qui sélectionnent des films, qui les projettent, qui accueillent les invités, c’est un travail colossal. Et une économie colossale, qui profite à la région. Ensuite, dans la genèse du Festival, il y a une origine sociale. Sa naissance [en 1939, première édition qui n’aura pas lieu pour cause de seconde Guerre mondiale, Ndlr], c’est une réaction à la mainmise de Mussolini sur le festival de Venise. C’est un antifascisme libéral porté par Jean Zay, le ministre des Beaux-arts et de l’instruction publique. Ensuite, dans le cadre de la victoire des Alliés et de la reconstruction, c’est le mouvement ouvrier qui va porter à bout de bras les éditions de 1946 et surtout 47 [les deux premières éditions effectives].
Votre rôle d’historien, c’est de le rappeler ? Sophie Binet dit : pour que cela ne soit pas ‘‘invisibilisé’’ ?
Oui, j’ai toujours voulu montrer que, contrairement à ce qu’on pense, il y a des liens féconds entre ces deux mondes. L’émancipation, c’est au niveau de la culture et du travail que ça se joue. L’histoire du Festival fait partie d’une histoire sociale qu’il faut réaffirmer.
Le Festival est-il unique aussi pour ça ? Cet esprit est-il maintenu, notamment à travers les programmations ?
Ce festival est unique vu son histoire, sa taille, c’est le plus grand du monde ! Vu ses paradoxes, sa richesse et, effectivement, sa dimension sociale. On se rappelle du discours de Justine Triet l’an dernier [Palme d’or avec « Anatomie d’une chute »]. À travers sa programmation bien sûr, on se souvient par exemple de « Parasite » [Palme d’or 2019], qui met la lutte des classes en avant, de manière virulente d’ailleurs. Cette lutte est présente dans le quotidien du festival et parfois dans le palmarès.
La CGT siège toujours au conseil d’administration du festival, mais « c’est une lutte pour y être visible », pourquoi ?
Il y a une lutte des classes dans la mémoire et le quotidien, si on efface cette histoire, on pourrait écarter la CGT. Il y a une lutte sociale et géographique aussi, pouvoir manifester devant le palais ce n’est plus possible par exemple, ça l’a été.
nd Pour autant, vous êtes là, la CGT est là, et vous n’êtes pas contre le Festival, c’est ce qui est dit à ceux qui reprochent une collusion ?
Oui et on tient à cette place. Il faut s’opposer au populisme et à la démagogie qui nous le reproche, il faut être là. C’est important économiquement, pour les salariés, et pour l’histoire culturelle. La culture, c’est l’émancipation, ce n’est pas que le divertissement. On est plus riche de différentes cultures si on est plus instruit, meilleur militant si on est plus cultivé. Et les gens de culture s’ouvriront plus au monde s’ils s’intéressent plus au monde du travail aussi. « Tapis rouge et lutte des classes ». Tangui Perron. Les éditions de l’atelier. 140 pages. 16 euros.