ENTRETIEN
L’historien américain Sven Beckert nous raconte l’histoire du coton : ses liens avec l’impérialisme, l’esclavage, mais aussi l’exploitation sociale et environnementale.
Un cotonologue de Harvard nous explique comment la fibre blanche a inventé le capitalisme.
Vous dites que le coton est «aussi familier qu’inconnu». À part le textile, à quoi sert le coton ? Sven Beckert: À énormément de choses! Il sert à faire des billets de banque, des filtres à café, de l’huile végétale, du savon et de la poudre à canon. Entre autres.
Selon vous, il est « une clé pour comprendre les inégalités mondiales ». Pourquoi ?
L’histoire du coton jette une lumière fascinante sur les inégalités mondiales, parce qu'il a joué un rôle central dans le développement du capitalisme globalisé, et qu’il a été au coeur de la révolution industrielle et de l’esclavage. De cette époque date ce que les historiens appellent « la grande divergence » : le début des inégalités qui structurent le monde d’aujourd’hui, le fossé entre les pays qui se sont industrialisés et les autres, entre les colonisateurs et les colonisés, entre le Nord et le Sud.
Pourtant, on cultivait le coton bien avant l’avènement du capitalisme…
Cette plante est exploitée depuis des milliers d’années en Asie du Sud, en Afrique et en Amérique: on a retrouvé au Pakistan des fragments de coton datant de –3250 ans avant Jésus-christ… En Inde, au Mexique, au Pérou, en Chine, ou encore au Burkina Faso, des millions de gens cultivaient, filaient et tissaient le coton mais de manière très locale. Il faisait partie de cultures comme le maïs, les ignames, puis était travaillé à la maison, le plus souvent par les femmes. Cette division genrée du travail se retrouvera d’ailleurs dans les premières usines cotonnières.
Qu’est-ce qui explique ce succès ? Les mêmes raisons qu’aujourd’hui: le coton est doux sur la peau, absorbe bien les teintures colorées, protège du soleil et du froid, se lave facilement… Il n’y a qu’en Europe qu’il a mis du temps à s’imposer. Il poussait peu et passait pour une plante exotique. Les tissus indiens étaient réservés aux plus riches. Pendant très longtemps, les Européens n’ont porté que de la laine et du lin. Mais le commerce du coton était florissant partout ailleurs : dès l’empire romain, les tissus d’asie du Sud, notamment indiens, se vendaient en Asie, au Moyen-orient, en Afrique.
Mais il finit quand même par s’imposer en Europe…
Oui, par les conquêtes arabes, en Sicile et en Espagne. Dans beaucoup de langues européennes, le mot coton – cotton en anglais, algodón en espagnol, katoen en néerlandais – vient de l’arabe qutun. Au XIIE siècle, une petite industrie est apparue en Italie pour concurrencer la production indienne, sans succès. Les producteurs européens ne sont devenus compétitifs qu’au XVIIIE siècle, quand ils ont inventé des machines qui permettaient de filer le coton de façon radicalement plus productive.
à la fin du XVE siècle, des européens sont arrivés en Asie pour capter le marché des tissus indiens
Est-ce le moment où l’europe supplante l’asie dans la guerre du coton?
À la fin du XVE siècle, des Européens sont arrivés en Asie pour capter le marché des tissus indiens, si prisés des élites. Des sociétés par actions, lourdement armées, ont ouvert des comptoirs commerciaux en Inde et ont pu accéder à de grandes quantités de textiles, mais surtout aux précieuses techniques indiennes. Mais l'europe ne pouvait prendre le dessus sans baisser les coûts de production. Ce qu’elle a réussi à faire quand les anglais ont conçu les fameuses machines à filer le coton, qui ont joué un rôle clé dans la révolution industrielle et ont permis au continent de dominer le marché.
L'europe domine le marché grâce aux machines, mais surtout grâce aux esclaves, non ? Effectivement. Les Européens développent des machines et, à peu près au même moment, s’approprient d’immenses portions du continent américain. Sur ces terres volées aux peuples indigènes, ils développent la culture du coton, impossible en Europe. Enfin, ils se lancent dans la traite des esclaves, qui leur a fourni la main-d’oeuvre nécessaire. Ils sont arrivés dans l’industrie du coton en connectant par la violence l’asie, l’afrique, l’amérique et l'europe. Rien n’aurait été possible sans les terres volées et l’esclavage de millions d’africains. La hausse de la demande de coton a provoqué une énorme expansion de l’esclavage, d’abord aux Antilles et au Brésil, puis dans le sud des États-unis.
L’industrie du coton a-t-elle aussi participé à l’émergence du monde ouvrier?
Pendant des millénaires, la majeure partie de la population a vécu de l’agriculture, à la campagne. Avec l’apparition de l’industrie moderne, largement centrée sur le coton, des millions de gens ont quitté les zones rurales pour de gigantesques usines. Les conditions étaient très dures, les journées très longues et les salaires extrêmement bas. Les gens, qui ne produisaient plus leur nourriture, se trouvaient dépendants de leur salaire pour vivre. Ce fut une révolution sociale fondamentale, dont l’industrie cotonnière fut à l’avant-garde.
L’empire britannique du coton s’est effondré, l'industrie américaine se maintient grâce à de fortes subventions... Qui sont aujourd’hui les maîtres du coton ?
Ironie de l’histoire, l’industrie du coton est en grande part revenue en Asie. Aujourd’hui, les principaux producteurs de coton sont la Chine, l’inde et l’ouzbékistan. La Chine est le principal pays transformateur et beaucoup de vêtements sont fabriqués en Asie, par exemple au Bangladesh. Mais certains acteurs majeurs restent européens ou étasuniens : les chaînes de supermarchés, les enseignes de prêt-à-porter, les marques de sportswear. Ils ne fabriquent pas, mais ils orientent le marché et perçoivent une bonne part des profits de l’empire du coton.
Quel est l’impact de cette énorme production sur l’environnement ?
Malgré l’apparition de fibres artificielles, la consommation de coton explose. Le fait que les vêtements soient de plus en plus des biens de consommation quasiment jetables joue sur l’intense exploitation des producteurs et des cultivateurs de coton. À bien des égards, le prix des textiles est trop bas. Le fait que le coton coûte si peu a un impact environnemental énorme, car sa culture consomme énormément d’eau et de produits chimiques. L'ouzbékistan est un bon exemple: la mer d’aral y a presque complètement disparu, asséchée pour irriguer les cultures de coton environnantes.
* Sven Beckert, professeur d'histoire à Harvard, Empire of Cotton: A Global History
(2014), 29 euros