Libération

Fragments d’amant A la poursuite du mystère Jérémie

- Par ThomAS STélAndre

«Qu’est-ce que c’était? Une passion? Un amour ? Une obsession érotique ? Ou une de mes inventions ?» En fragments, un homme raconte sa liaison avec un garçon, plus jeune que lui, sans qu’on sache très bien sur quel pied danser entre confession diariste, expérience vécue et réagencée ou franche projection fantasmati­que. Le livre, devenu un classique, fut publié en 1989 chez Minuit : il s’appelle Fou de Vincent, il est d’Hervé Guibert. On l’entend en écho dans le premier roman de Clément Ribes, éditeur chez Gallimard (la collection «Scribes», c’est lui), titré Mille Images de Jérémie, avec son pitch approchant et son allure morcelée. Page 218: «Ce n’était pas de l’amour, non, ni une obsession, encore que, c’était plutôt…» Plus tôt, page 12 : «Derrière l’image de Jérémie se trouvait son image sale.» A la ligne: «Elle était de mon invention – peut-être.»

Chaque fragment est numéroté, de 1 à 100, puis ça repart, dix fois: au total, il y aura 1000 «images de Jérémie» pour tenter de cerner les contours de l’amant mystère. Or, si, comme l’écrit Annie Ernaux en ouverture des Années, «toutes les images disparaîtr­ont», comment garder, fixer, celui qui ne se montre au départ qu’en clair-obscur sur Grindr et plus tard sèmera les photomaton­s derrière lui ? Peut-être justement en l’échantillo­nnant, répond noir sur blanc le roman, suggérant, par son piétinemen­t même, qu’il finira bien, à la longue, par réussir à capturer son sujet autant que le portrait photograph­ique lorsqu’il fait synthèse –et ainsi retenir l’essence de Jérémie. De fait, et c’est le jeu, parfois ça tombe un peu à côté (la tentation de la formule définitive, poseuse), et parfois ça tombe pile, miniature minutieuse, tableau en soi. Page 149 : «Si l’on pouvait connaître tout d’une personne comme on connaît tout d’une ville, si l’on pouvait arpenter les moindres recoins d’une personne et en connaître tous les secrets, si les autres étaient une géographie et se laissaient schématise­r en cartes, en mappemonde­s, si l’on pouvait les visiter de fond en comble, comme une maison, de la cave au grenier.»

Loin d’être figé, Mille Images de Jérémie est un labyrinthe revendiqué, rempli de déplacemen­ts, de détours, de filatures. Que cache Jérémie ? Suivons-le pas dupe : il semble surtout que cette rencontre offre au narrateur de vivre la grande aventure, de s’enfoncer dans la nuit en s’habillant comme jamais, de s’inventer des histoires avec cuir et néons. Le vrai frisson le voici, si bien qu’on pourra trouver l’ensemble assez prude : on se chauffe semble-t-il, on s’équipe, mais on n’ira pas bien loin – au moins sera-t-on sorti de chez soi, comprend-on, au moins aura-t-on poussé une porte. Par ce qu’il ne dit pas, mille solitudes se dégagent du texte : pas d’ami, pas de famille, pas de travail vraiment identifié, juste cette poursuite qui ramène notre enquêteur à ses propres inhibition­s. Au bout du compte, Jérémie n’est peut-être qu’un autre qui ose, c’est intéressan­t et assez triste. Par contraste, la forme apporte un glaçage de légèreté, un côté ludique, sémillant: on y revient avec gourmandis­e, Jérémie par-ci, Jérémie par-là, ça se picore.

Clément Ribes MILLE IMAGES DE JÉRÉMIE Verticales, 256 pp., 20,50 € (ebook : 14,99 €).

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