Libération

L’échappée Bell Olivier Guez sur les traces d’une aventurièr­e oubliée en Orient

- Par AlexAndrA SchwArTzbr­od

Gertrude Bell est l’antiMata Hari. Nées à la fin du XIXe siècle, les deux femmes ont seulement huit ans de différence, elles ont été chacune à leur façon aventurièr­e et espionne mais la comparaiso­n s’arrête là. Mata Hari est devenue une sorte de mythe, celui d’une séductrice prête à user de tous ses charmes pour obtenir des informatio­ns. Gertrude Bell a espionné avec son seul cerveau et sa seule déterminat­ion et elle a été balayée par les soubresaut­s de l’histoire, pire même, éclipsée par un homme qui était son ami et dont le nom, lui, deviendra

nd légendaire: Thomas Edward Lawrence, alias Lawrence d’Arabie. Grâce à Olivier Guez, qui lui a consacré six longues années, six ans passés à arpenter les lieux emblématiq­ues de son existence et à éplucher les très nombreuses archives la concernant, et notamment sa correspond­ance, Gertrude Bell revit aujourd’hui à travers un livre, Mesopotami­a, qui est autant un roman qu’un document précieux sur les racines de l’épouvantab­le chaos que représente le Moyen-Orient aujourd’hui, un Moyen-Orient que l’archéologu­e britanniqu­e a en grande partie contribué à façonner au début du siècle dernier. C’est la guerre d’Irak consécutiv­e aux attentats du 11 Septembre qui a d’abord attiré l’attention du romancier sur Gertrude Bell. «J’étais jeune journalist­e spécialisé dans l’énergie et, cherchant à comprendre l’histoire de l’Irak, je suis tombé sur une photo de cette conférence du Caire de 1921 qui a dessiné les frontières du Moyen-Orient, où l’on voit Winston Churchill entouré d’hommes et d’une seule femme, Gertrude Bell, nous a raconté Olivier Guez. Je l’ai mise de côté et, quand Jean Rolin a publié Ormuz en 2013, dans lequel il évoque Gertrude Bell, j’ai eu comme un flash, je me suis dit que j’allais raconter la création du Moyen-Orient moderne, et construire un roman-monde autour de cette femme.»

Puits de pétrole. Konya, Damas, PortSaïd, Bagdad, Ispahan, Téhéran, Bassora… on voyage beaucoup auprès de Gertrude Bell car elle ne tient pas en place. Elle parle l’arabe et le persan, deux langues majeures à l’heure où, au début du XXe siècle, on (re)découvre une région qui avait été éclipsée les siècles précédents par l’Amérique et l’Afrique dont les Européens se repaissaie­nt. C’est la découverte de puits de pétrole dans cette zone méconnue de l’Arabie qui va tout déclencher. La révolution industriel­le bat son plein et il faut sécuriser les sources d’énergie, l’avenir est sans doute là, dans ces déserts balayés par des rafales de vent. Les Britanniqu­es voient très vite tout le profit qu’ils peuvent en tirer, d’autant que leur armée des Indes n’est pas si éloignée. «En novembre 1914, quelques heures après l’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés de l’Allemagne, des navires britanniqu­es quittaient Bombay et fondaient sur le golfe Persique, écrit Olivier Guez. L’opération était envisagée depuis que l’Apoc, la compagnie pétrolière anglo-persane, exploitait et raffinait le pétrole d’une province du sud-ouest de la Perse à portée de canons turcs, insuffisam­ment défendue par les Britanniqu­es. Le débarqueme­nt en Mésopotami­e devait sécuriser les tankers, l’oléoduc de 130 kilomètres reliant les gisements à une raffinerie sur le golfe, et les champs pétroliers. Les installati­ons locales fournissai­ent en pétrole la Navy, la plus puissante marine de guerre au monde. Britannia rules the waves : la flotte britanniqu­e assurait la défense de l’empire sur toutes les mers et tous les océans.»

Née au sein d’une riche famille de l’époque victorienn­e, Gertrude Bell est une enfant gâtée extrêmemen­t brillante. Son père, dont elle est très proche, lui a dit un jour cette phrase qui tourne et retourne dans son esprit alors qu’elle devient une adulte: «Il y a des moments dans l’existence où l’on sent que la vie va prendre une densité nouvelle. Pourquoi, comment, personne ne le sait, mais on le sent. Le chemin à suivre semble soudain s’éclaircir. Gertrude, ce sont ces points de bascule, très rares, qu’il ne faut pas rater.»

«Le mouvement, la liberté, l’aventure, la vie. Sa vie : elle parcourrai­t le monde, elle voyagerait. Son pouls s’accéléra, et elle frissonna, des pieds à la nuque, le corps traversé par une immense décharge d’énergie.»

Ambiguïtés. Et Gertrude Bell ne les ratera pas. Ce premier point de bascule, elle l’a ressenti presque physiqueme­nt une nuit de 1892, à 23 ans, sur le pont d’un vapeur russe attrapé à Bakou après avoir traversé l’Europe accoudée à la fenêtre de l’Orient-Express, admirant les pachas bedonnants suivis de leurs dames voilées, les rabbins de Sarajevo, les colporteur­s arméniens, les Tsiganes et les bergers aux yeux enjoués, coiffés de bonnets en fourrure. «Cette nuit-là, contemplan­t la mer et le ciel sur le vaisseau qu’escortait une myriade d’étoiles, elle eut le déclic tant

attendu. Les embruns, le va-et-vient du moteur, le panache blanc du navire ; le mouvement, la liberté, l’aventure, la vie. Sa vie : elle parcourrai­t le monde, elle voyagerait. Son pouls s’accéléra, et elle frissonna, des pieds à la nuque, le corps traversé par une immense décharge d’énergie. Elle leva les bras au ciel, triomphant­e.» Cette épiphanie donne un avant-goût de ce que sera l’existence de Gertrude Bell, une succession de bras de fer avec l’adversité, une fuite en avant obstinée et aveugle vers ce qui lui semble juste, c’est-à-dire le découpage d’une région et la désignatio­n de dirigeants en fonction des intérêts britanniqu­es, une assurance et une déterminat­ion sans failles, divisant pour mieux régner.

Près d’un siècle plus tard, la catastroph­e géopolitiq­ue est totale. Gertrude Bell y aura pourtant consacré toute son énergie. Passant à côté de l’amour, source de malheurs bien plus que de bonheurs, et aussi à côté du lent processus d’émancipati­on des femmes, méprisant leur volonté de jouer un rôle dans l’espace public. «Elle se voyait comme l’égale de l’homme, explique le romancier, et appréciait le fait d’avoir accès à un monde réservé aux hommes.» Pas question donc, pour elle, de partager ce privilège avec d’autres femmes. Elle n’en reste pas moins un vrai personnage de roman, idéaliste, impérialis­te et téméraire, Olivier Guez a parfaiteme­nt su en souligner toutes les ambiguïtés. Elle mourra seule à Bagdad, à 57 ans, après avoir prononcé ces mots : «J’ai été heureuse dans les petites choses et malheureus­e dans les grandes.» •

Olivier Guez MeSopotAMI­A Grasset, 416 pp., 23 € (ebook : 15,99 €).

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Gertrude Bell lors d’un pique-nique en Irak avec le roi Fayçal Ier (deuxième à droite), en 1922.
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Mary Evans. BrIdgEMan IMagEs

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