Stephen Markley «La fiction rend les enjeux plus réels, plus urgents»
Rencontre avec l’écrivain américain, qui espère inciter ses lecteurs à passer à l’action avec «le Déluge», fresque d’anticipation sur le changement climatique.
Les incendies réduisent Los Angeles en un tas de cendres. Des inondations monstres engloutissent le Midwest. Sur la côte Est, un ouragan avale des habitations par milliers. Dans le Déluge, fresque fleuve sur le changement climatique, rien n’est improbable. Les catastrophes, les lieux : tout est familier. Simplement poussé par la force du roman un peu plus loin, un peu plus tard, à peine plus fort. Le résultat est quelque part entre le déjà-vu et la prémonition. Son auteur, Stephen Markley, qui «déteste le terme de “dystopie”» souvent utilisé pour décrire son livre, parle lui d’«épopée sur la crise climatique». L’Américain à peine quadra, rencontré lors de son passage à Paris pour la parution en français de son livre, ne manque pas de culot. Son tout premier roman, Ohio, racontait la convergence de personnages vers un seul lieu, en une seule nuit, sur 500 pages. Le Déluge fait le double et s’étire sur quarante ans, du mitan des années 2010 jusqu’au milieu du siècle. Journaliste à ses heures et scénariste pour la télévision (Only Murders in the Building), Markley y tricote avec adresse notre époque et celle qui vient. On y croise des figures connues; le passé de l’intrigue est le nôtre; les enjeux (la démocratie qui s’effiloche, le fanatisme, les inégalités à leur paroxysme, et, donc, le changement climatique) sont les mêmes. Ancrage dans le réel, densité des personnages malgré des CV prévisibles – activistes, scientifiques, lobbyistes… –, temps long de la lecture: il devient parfois difficile de distinguer les faits de l’invention, de séparer l’actualité du roman. Le vrai, non pas du faux, mais du bientôt vrai.
On sillonne cette brique de mille pages, ode à l’action et au pouvoir de l’engagement, comme une randonnée difficile. C’est-à-dire que parfois, des nuages gris empêchent d’admirer la beauté du point de vue. Parfois, les sous-bois humides sont un peu rébarbatifs, ou le dénivelé ardu. Ou bien on découvre qu’une route passante est parallèle au sentier – c’est vexant. Mais parfois, souvent même, dans cet inégal mais puissant roman, on arrive au sommet tout transpirant, le coeur battant, le corps sécrétant des endorphines par tous les pores.
Quelle a été votre première rencontre avec la notion de changement climatique ?
Ça a toujours été dans mon champ de vision, en lien avec des sujets politiques et internationaux qui m’intéressaient. Mais l’ouragan Katrina, en 2005, a été un événement majeur. J’étais à l’université à l’époque, et c’est à ce moment-là que j’ai compris que le changement climatique n’était pas un exercice intellectuel, mais une force qui allait affecter toutes les strates de notre monde dans un avenir proche. Katrina a rendu les choses palpables, comme elles ne l’avaient pas été jusque-là, en tout cas pour moi. Le changement climatique est l’événement le plus important qui soit arrivé à la civilisation humaine, à part peut-être la fission de l’atome. Nous forçons la Terre à entrer dans une nouvelle ère géologique, et sans aucun état d’âme.
Comment vous êtes-vous préparé pour ce livre ?
J’ai passé une dizaine d’années à faire des recherches. J’ai envoyé des mails à toutes les personnes qui me venaient à l’esprit, pour les interroger, collecter des informations mais aussi des histoires. J’étais vraiment à la recherche de rivets convaincants que je pourrais visser dans mon roman. Mais peu importe à quel point vous vous enfoncez dans le sujet, il y a toujours plus à apprendre. Il y a toujours des choses que vous ne comprenez pas. La manière dont nous affectons notre climat est totalement inconnue, même pour ceux dont c’est le métier de l’étudier. Il faut donc faire preuve d’humilité. J’ai fait une série de suppositions sur l’évolution de la situation en me basant sur les prévisions des scientifiques. Et la plupart des événements climatiques extrêmes que j’avais imaginés en 2010 comme points de bascule se sont produits en cours d’écriture, ou depuis la publication du livre [en janvier 2023 aux Etats-Unis]. Régulièrement, on m’envoie des captures d’écran ou des photos d’articles de journaux, en me demandant: «C’était pas déjà dans ton livre, ça?» C’est à la fois flatteur et terrifiant.
Déluge
La force du tient beaucoup à celle de ses nombreux personnages. Comment les avez-vous conçus, sans en faire des archétypes ?
Je voulais peupler le monde de mon roman. Je savais que j’avais besoin de différentes perspectives, de différents points de vue, pour donner à l’ensemble une impression de 360 degrés. Il est évident que l’on n’inclut pas toute l’humanité dans un roman, mais on peut y faire entendre suffisamment de voix pour donner accès à des nuances d’attitudes, d’engagements et de réactions. La difficulté, c’est d’aborder ces différentes perspectives sans que ce soit du réchauffé. Je suis sûr que l’archétype du scientifique bourru a été décliné 20 millions de fois, mais j’ai l’impression que le cliché disparaît par exemple lorsque le personnage de Tony se retrouve dans des situations domestiques, avec ses filles.
Vous racontez les manigances politiciennes au Congrès à Washington, l’influence des lobbys des fossiles, l’hypocrisie des puissants à Davos… Votre livre raconte une démocratie américaine en péril, à l’épreuve de la crise climatique.
C’est un défi profondément lié à la crise écologique, aux vastes inégalités au sein des démocraties occidentales et à travers le monde. Ces crises se renforcent les unes les autres, et nous précipitent vers quelque chose de vraiment sombre. Mais il reste encore du temps, des opportunités et des moyens de l’éviter, et le livre parle aussi de ceux qui tentent de s’opposer à ces forces. Les personnages sont actifs, ce qui, je crois, apporte une forme de soulagement. La nature même de la fiction exige que les personnages aillent de l’avant, qu’ils donnent du souffle
«Peut-être que je me trompe, mais pour moi, la seule issue est de convaincre les gens que ce sera gagnant-gagnant pour eux. Et s’il faut bien tout changer dans la société humaine, il faut le faire en douce.»
au sujet. Je n’allais pas écrire un roman de 900 pages sur des gens qui scrollent sans réfléchir sur TikTok.
Mais c’est peut-être plus proche de la réalité…
Probablement. Mais j’espère que lorsque les gens liront le livre, ils verront ces gens très normaux, finalement, en action. Il y a certes le personnage de Kate, une activiste charismatique qui parvient à galvaniser les foules. Mais agir, ce n’est pas forcément crier dans un mégaphone. Ça peut être s’assurer que nos élections se déroulent bien, ou expliquer à ses voisins pourquoi cette ferme solaire dans l’Ohio rural est une bonne chose, quoi qu’en dise la propagande de l’industrie du gaz. Toutes ces choses sont vitales. Au cours de la rédaction, j’ai rencontré des tas de personnes formidables, qui exécutent des tâches extrêmement fastidieuses pour trouver des moyens de nous sortir de ces crises, mais dont le travail passe totalement inaperçu.
Pourquoi avoir choisi cette temporalité, passé et futur proches ?
Je voulais écrire un livre sur nos choix actuels, sur ce que nous pouvons encore faire, sur les outils à notre disposition. Je voulais donner au lecteur la sensation qu’en fait, beaucoup de travail vital peut être accompli dès maintenant. Ce qui me frustre le plus, c’est cette idée que nous sommes tous à blâmer, parce que nous aimons nos steaks et nos jeans et voyager et tout le reste. Non : des personnes cyniques et cupides ont pris ces décisions pour nous, et nous ont enfermés dans ces structures d’hyperconsommation, en particulier lorsqu’il s’agit de combustibles fossiles. Depuis quarante ans, ces mêmes personnes mènent une guerre de propagande, de déni et de lenteur, qui coûte très cher à l’humanité. Nous avons déjà tellement réchauffé la planète que le chaos sera inévitable. Si les EtatsUnis avaient adopté l’équivalent de l’Inflation Reduction Act [IRA, vaste plan d’investissement de l’administration Biden pour lutter contre le changement climatique adopté en 2022, ndlr] en 1988, lorsque le climatologue James Hansen s’est exprimé devant le Congrès [contribuant à faire émerger la problématique du réchauffement climatique auprès des politiques et du grand public], on parlerait peut-être aujourd’hui du changement climatique comme on le fait du trou dans la couche d’ozone –c’était un problème, mais nous l’avons résolu. Au lieu de cela, le mieux que nous puissions espérer, c’est d’éviter les conséquences les plus désastreuses.
Dans le livre, vous explorez deux voies différentes pour l’activisme : l’une, institutionnelle, qui fonctionne sur des méthodes classiques (plaidoyer, manifestations) ; l’autre, qui utilise la violence et la destruction. Quelle est votre position ?
J’ai fricoté avec une pensée plus radicale au cours de mes réflexions, mais je suis de plus en plus convaincu de l’inutilité de la violence pour répondre à cette crise. Principalement parce qu’on ne va pas bombarder les gens pour les forcer à installer des pompes à chaleur dans leur maison! De par leur magnitude, les changements nécessaires ne pourront être réalisés que grâce à des politiques soigneusement élaborées, et qui ne doivent surtout pas peser sur les populations les plus vulnérables économiquement. L’action directe, elle, peut aussi avoir l’effet inverse à celui souhaité. En s’intensifiant, la violence pourrait au contraire légitimer les cinglés de l’industrie des combustibles fossiles. J’en suis vraiment venu à croire que la voie à suivre consiste à montrer aux gens qu’il ne s’agit pas de les priver des choses qu’ils aiment, mais d’améliorer l’existence de tout le monde sur cette planète, y compris nous autres Occidentaux décadents. Il faut donc trouver comment amener les gens à faire, tranquillement, cette révolution. J’ai grandi dans l’Ohio rural, aujourd’hui totalement acquis à Trump, et je pense toujours aux gens du coin. Vus depuis ces terres, les activistes qui se collent à des tableaux, qui disent vouloir détruire la civilisation industrielle, ne font qu’aider ceux qu’ils disent vouloir combattre. Peut-être que je me trompe, mais pour moi, la seule issue est de convaincre les gens que ce sera gagnant-gagnant pour eux. Et s’il faut bien tout changer dans la société humaine, il faut le faire en douce.
Pourquoi avoir mis en scène plusieurs faux articles et titres de presse ?
Je voulais imiter la cacophonie que nous ressentons face à l’actualité aujourd’hui. Nous sommes bombardés d’informations que nous ne parvenons pas à évaluer, à hiérarchiser. Nous sommes perdus au milieu de cette mer de détritus et il est très difficile de trouver le récit des événements et pourquoi c’est important. Il s’agissait donc de donner au lecteur cette sensation d’être submergé, comme beaucoup d’entre nous le sommes, je pense. Ces faux articles contiennent souvent de la propagande, de la désinformation, des opinions biaisées. Pour les écrire, il m’a suffi de regarder sur Internet ce qui était l’actualité du moment, puis d’extrapoler.
Qu’est-ce que la fiction permet que le journalisme ne permet pas ?
Un travail journalistique extraordinaire a été produit depuis des décennies pour attirer l’attention du monde, mais c’est comme s’il n’atteignait personne. Car même si vous pouvez comprendre intellectuellement le changement climatique, il est vraiment difficile de le comprendre émotionnellement. L’urgence ne se fait pas sentir. Et puis il y a aussi le ton qu’on emploie. Il m’arrive de regarder des documentaires sur l’environnement qui me donnent très envie d’aller manger un hamburger et de conduire un gros SUV. Personne n’aime qu’on lui fasse la leçon ou qu’on le traite avec condescendance. Dans la fiction, au contraire, quelque chose se passe avec des personnages dans lesquels vous vous investissez, avec un récit dans lequel l’auteur ne vous demande pas de porter un jugement, mais d’écouter une histoire. La fiction permet de rendre les enjeux émotionnels du changement climatique plus convaincants, plus réels, plus urgents.
Et génère de l’empathie, aussi.
J’ai lu récemment A Swim in a Pond in the Rain, de George Saunders, un livre fantastique dans lequel il dit que quand il est à son clavier, il est la personne la plus empathique au monde, parce qu’il est profondément investi dans la vie de ses personnages, qu’il regarde le monde avec leurs yeux, que sa capacité émotionnelle est totale. Et quand il s’en éloigne, il est à nouveau lui-même, ennuyeux, irrité, grincheux. C’est exactement ce que je ressens. L’art nous donne la chance d’être une meilleure version de nous-mêmes. Quand j’arrête d’écrire, il ne reste que moi et mon cerveau stupide.