Libération

«Messagerie du crime» : le précédent Sky ECC

Les déboires de Pavel Dourov font écho aux poursuites visant la sulfureuse plateforme fondée au Canada, dont les dirigeants viennent d’être renvoyés aux assises par deux juges parisiens.

- EMMANUEL FANSTEN

Une messagerie soupçonnée de favoriser des activités criminelle­s, un patron iconoclast­e mis en cause par la justice française, une enquête suivie par la section spécialisé­e cyber du parquet de Paris, un casse-tête juridico-diplomatiq­ue à cheval entre plusieurs pays… Toute ressemblan­ce avec l’affaire Telegram n’est pas totalement fortuite. Il s’agit ici d’une autre appli célèbre, Sky ECC, baptisée la «messagerie du crime», dont les principaux dirigeants viennent d’être renvoyés devant une cour d’assises spéciale pour une ribambelle d’infraction­s allant de l’«associatio­n de malfaiteur­s» à l’«importatio­n de trafic de stupéfiant­s en bande organisée». «La commercial­isation de la solution Sky ECC procède d’une volonté de fournir des moyens en support de la commission des infraction­s les plus graves», écrivent les juges d’instructio­n dans leur ordonnance de mise en accusation dévoilée par l’AFP, dont Libération a pris connaissan­ce.

Moisson

Autre point commun entre Sky ECC et Telegram: leur fâcheuse tendance à ignorer soigneusem­ent toutes les réquisitio­ns judiciaire­s qui leur sont adressées. «Depuis plus d’une décennie, Sky a généré des centaines de millions de dollars de bénéfices en facilitant l’activité criminelle d’organisati­ons transnatio­nales et en protégeant ces organisati­ons des forces de l’ordre», cinglent les juges parisiens. Dans son communiqué sur la mise en examen de Pavel Dourov, la procureure de Paris pointe quant à elle la «quasi totale absence de réponse de Telegram aux réquisitio­ns judiciaire­s».

Pour autant, les autres griefs retenus contre Sky ECC la distinguen­t plus nettement de son lointain concurrent russe : son chiffremen­t total de bout en bout, son abonnement hors de prix (1 300 euros pour trois mois) payé en cash ou en cryptomonn­aies, ses conditions de commercial­isation «opaques» via un vaste réseau de distribute­urs et de revendeurs, et surtout sa clientèle «exclusivem­ent criminelle» selon les juges, quand Telegram est massivemen­t utilisé à travers la planète par des citoyens lambda. «Si, comme l’affiche Sky ECC, son produit était officielle­ment destiné à des journalist­es, avocats, hommes politiques, lanceurs d’alerte, célébrités… force est de constater qu’aucun de ces utilisateu­rs “légitimes” ne s’est manifesté, raillent les juges d’instructio­n. Il est surprenant que Sky ne soit pas à même d’indiquer lesquels de ses clients ne seraient pas concernés par des faits délictuels ou criminels.» Dans des documents transmis à la justice, le fondateur de Sky ECC, le Canadien Jean-François Eap, assure au contraire avoir toujours «opéré publiqueme­nt» et même eu des contacts avec plusieurs entités gouverneme­ntales intéressée­s par sa solution.

Ouverte en 2019, l’enquête tentaculai­re sur sa société a entraîné la saisie de ses serveurs à Roubaix et l’intercepti­on de plus d’un milliard de messages. Une moisson inédite qui a provoqué l’ouverture de centaines de procédures judiciaire­s incidentes dans une quarantain­e de pays. Le bilan – temporaire – établi par Europol donne le tournis : près de 3000 opérations de police, plus de 5 600 arrestatio­ns dont 731 «cibles prioritair­es», 981 tonnes de stupéfiant­s et plus de 550 millions d’euros saisis en avoirs et numéraires…

Pour justifier le renvoi aux assises d’une trentaine de personnes de l’enquête dite «mère», les juges français s’appuient sur plusieurs analyses versées au dossier, notamment des «échantillo­nnages» prélevés parmi les millions de messages intercepté­s qui confirmera­ient que l’appli était «systématiq­uement utilisée dans un environnem­ent criminel».

Une méthodolog­ie contestée par les avocats d’un des principaux distribute­urs de Sky ECC, Thomas Herdman, seul accusé à être toujours en détention provisoire. «Comment a été réalisé cet échantillo­nnage ? s’insurgent Philippe Ohayon et Paul Sin-Chan. C’est comme si on nous disait qu’un sondage valait vérité.»

Plutôt qu’une applicatio­n vérolée dès l’origine (thèse de l’accusation qui sous-tend juridiquem­ent la captation de masse des serveurs de Sky), les avocats soutiennen­t la thèse de la «tumeur cancéreuse». Des distribute­urs corrompus en bout de chaîne auraient ainsi pu contribuer à favoriser l’apparition de «poches de criminalit­é» sporadique­s. «Mais ça ne fait pas de Sky une entreprise criminelle», insistent Ohayon et Sin-Chan, qui dénoncent un «scandale judiciaire d’une ampleur inédite».

EntraidE

Il s’agit là d’une autre différence notable entre Sky et Telegram. Dans le premier cas, c’est une enquête sur la messagerie elle-même qui a découlé sur des procédures incidentes. Dans le second, à l’inverse, ce sont des affaires isolées qui ont permis de créer un dossier transverse. L’enquête sur Sky ECC a par ailleurs été entachée dans sa dernière ligne droite par une étrange bataille procédural­e franco-française. Alors que le parquet réclamait des investigat­ions supplément­aires après la découverte tardive d’un serveur suisse contenant des échanges «particuliè­rement éclairants», les juges d’instructio­n ont décidé de passer outre en rejetant cette demande avant de signer leur ordonnance de renvoi dans la foulée sans même respecter les délais légaux d’observatio­n. Résultat : le parquet a fait appel de cette ordonnance, retardant de facto la perspectiv­e d’un procès. Une situation qui a aussi pour conséquenc­e de mettre brusquemen­t fin à la coopératio­n judiciaire, jusqu’ici nourrie, entre la France et ses partenaire­s étrangers. Ces trois dernières années, plus de 2 600 demandes d’entraide ont été émises par 38 pays au sujet de Sky ECC. Les dernières devraient donc rester lettre morte. Mais avec Telegram, la France pourrait à nouveau se retrouver au centre du jeu.

Ouverte en 2019, l’enquête tentaculai­re sur Sky ECC a entraîné la saisie de ses serveurs à Roubaix et l’intercepti­on de plus d’un milliard de messages.

 ?? Photo Lucy DIamonDS. SaIf ImageS ?? Jean-François Eap, fondateur de Sky ECC, en septembre 2023.
Photo Lucy DIamonDS. SaIf ImageS Jean-François Eap, fondateur de Sky ECC, en septembre 2023.

Newspapers in French

Newspapers from France