«Messagerie du crime» : le précédent Sky ECC
Les déboires de Pavel Dourov font écho aux poursuites visant la sulfureuse plateforme fondée au Canada, dont les dirigeants viennent d’être renvoyés aux assises par deux juges parisiens.
Une messagerie soupçonnée de favoriser des activités criminelles, un patron iconoclaste mis en cause par la justice française, une enquête suivie par la section spécialisée cyber du parquet de Paris, un casse-tête juridico-diplomatique à cheval entre plusieurs pays… Toute ressemblance avec l’affaire Telegram n’est pas totalement fortuite. Il s’agit ici d’une autre appli célèbre, Sky ECC, baptisée la «messagerie du crime», dont les principaux dirigeants viennent d’être renvoyés devant une cour d’assises spéciale pour une ribambelle d’infractions allant de l’«association de malfaiteurs» à l’«importation de trafic de stupéfiants en bande organisée». «La commercialisation de la solution Sky ECC procède d’une volonté de fournir des moyens en support de la commission des infractions les plus graves», écrivent les juges d’instruction dans leur ordonnance de mise en accusation dévoilée par l’AFP, dont Libération a pris connaissance.
Moisson
Autre point commun entre Sky ECC et Telegram: leur fâcheuse tendance à ignorer soigneusement toutes les réquisitions judiciaires qui leur sont adressées. «Depuis plus d’une décennie, Sky a généré des centaines de millions de dollars de bénéfices en facilitant l’activité criminelle d’organisations transnationales et en protégeant ces organisations des forces de l’ordre», cinglent les juges parisiens. Dans son communiqué sur la mise en examen de Pavel Dourov, la procureure de Paris pointe quant à elle la «quasi totale absence de réponse de Telegram aux réquisitions judiciaires».
Pour autant, les autres griefs retenus contre Sky ECC la distinguent plus nettement de son lointain concurrent russe : son chiffrement total de bout en bout, son abonnement hors de prix (1 300 euros pour trois mois) payé en cash ou en cryptomonnaies, ses conditions de commercialisation «opaques» via un vaste réseau de distributeurs et de revendeurs, et surtout sa clientèle «exclusivement criminelle» selon les juges, quand Telegram est massivement utilisé à travers la planète par des citoyens lambda. «Si, comme l’affiche Sky ECC, son produit était officiellement destiné à des journalistes, avocats, hommes politiques, lanceurs d’alerte, célébrités… force est de constater qu’aucun de ces utilisateurs “légitimes” ne s’est manifesté, raillent les juges d’instruction. Il est surprenant que Sky ne soit pas à même d’indiquer lesquels de ses clients ne seraient pas concernés par des faits délictuels ou criminels.» Dans des documents transmis à la justice, le fondateur de Sky ECC, le Canadien Jean-François Eap, assure au contraire avoir toujours «opéré publiquement» et même eu des contacts avec plusieurs entités gouvernementales intéressées par sa solution.
Ouverte en 2019, l’enquête tentaculaire sur sa société a entraîné la saisie de ses serveurs à Roubaix et l’interception de plus d’un milliard de messages. Une moisson inédite qui a provoqué l’ouverture de centaines de procédures judiciaires incidentes dans une quarantaine de pays. Le bilan – temporaire – établi par Europol donne le tournis : près de 3000 opérations de police, plus de 5 600 arrestations dont 731 «cibles prioritaires», 981 tonnes de stupéfiants et plus de 550 millions d’euros saisis en avoirs et numéraires…
Pour justifier le renvoi aux assises d’une trentaine de personnes de l’enquête dite «mère», les juges français s’appuient sur plusieurs analyses versées au dossier, notamment des «échantillonnages» prélevés parmi les millions de messages interceptés qui confirmeraient que l’appli était «systématiquement utilisée dans un environnement criminel».
Une méthodologie contestée par les avocats d’un des principaux distributeurs de Sky ECC, Thomas Herdman, seul accusé à être toujours en détention provisoire. «Comment a été réalisé cet échantillonnage ? s’insurgent Philippe Ohayon et Paul Sin-Chan. C’est comme si on nous disait qu’un sondage valait vérité.»
Plutôt qu’une application vérolée dès l’origine (thèse de l’accusation qui sous-tend juridiquement la captation de masse des serveurs de Sky), les avocats soutiennent la thèse de la «tumeur cancéreuse». Des distributeurs corrompus en bout de chaîne auraient ainsi pu contribuer à favoriser l’apparition de «poches de criminalité» sporadiques. «Mais ça ne fait pas de Sky une entreprise criminelle», insistent Ohayon et Sin-Chan, qui dénoncent un «scandale judiciaire d’une ampleur inédite».
EntraidE
Il s’agit là d’une autre différence notable entre Sky et Telegram. Dans le premier cas, c’est une enquête sur la messagerie elle-même qui a découlé sur des procédures incidentes. Dans le second, à l’inverse, ce sont des affaires isolées qui ont permis de créer un dossier transverse. L’enquête sur Sky ECC a par ailleurs été entachée dans sa dernière ligne droite par une étrange bataille procédurale franco-française. Alors que le parquet réclamait des investigations supplémentaires après la découverte tardive d’un serveur suisse contenant des échanges «particulièrement éclairants», les juges d’instruction ont décidé de passer outre en rejetant cette demande avant de signer leur ordonnance de renvoi dans la foulée sans même respecter les délais légaux d’observation. Résultat : le parquet a fait appel de cette ordonnance, retardant de facto la perspective d’un procès. Une situation qui a aussi pour conséquence de mettre brusquement fin à la coopération judiciaire, jusqu’ici nourrie, entre la France et ses partenaires étrangers. Ces trois dernières années, plus de 2 600 demandes d’entraide ont été émises par 38 pays au sujet de Sky ECC. Les dernières devraient donc rester lettre morte. Mais avec Telegram, la France pourrait à nouveau se retrouver au centre du jeu.
Ouverte en 2019, l’enquête tentaculaire sur Sky ECC a entraîné la saisie de ses serveurs à Roubaix et l’interception de plus d’un milliard de messages.