Promenons-nous dans les joies
Goliarda Sapienza Avec l’écrivaine italienne anarchiste, envoyons balader les conventions et savourons la rébellion.
Nous nous sommes ratées, Goliarda. J’apprenais juste à courir quand vous avez dévalé les escaliers dans une chute qui vous a coûté la vie, à 72 ans. Un malaise cardiaque. Comme si votre coeur s’était épuisé trop tôt, à trop aimer les hommes, les femmes, la liberté. Trop de battements gâchés dans vos batailles contre les normes, de palpitations perdues à vouloir être reconnue à votre juste valeur. Vous auriez eu 100 ans cette année. Je ne peux pas m’empêcher de vous imaginer revenir d’entre les morts. Comme un dernier pied de nez aux conventions. Vous seriez trop heureuse de décevoir les croyants qui crieront à un acte divin, et nous très chanceux de vous avoir à nouveau.
Sapienza, «sagesse», en italien. Vous en aviez, parce qu’il en faut quand on est en avance sur son temps. Mais ce n’est pas votre sagesse que j’implore ces temps-ci, c’est ta facilité à les envoyer se faire foutre. Les diktats, la religion, les bourgeois hypocrites, les puissants. Pardon, je te tutoie, tu veux bien ? Ce n’est pas un manque de respect, c’est la proximité qu’on s’invente avec nos idoles. Et puis, tu t’en fous des codes. Anarchiste, résistante, comédienne, romancière, prisonnière, féministe, «queer» même si le mot n’existait pas. Si subversive au siècle dernier, inaudible à l’époque de tous les carcans, jusqu’où irais-tu dans cette nouvelle ère où on te tendrait le micro? Je jubile d’inventer tes interventions en cette période trouble.
Je sais, tu as préféré la littérature à la politique. Sur la fin, tu te disais déçue par l’intelligentsia de gauche, le milieu du cinéma et les cercles du pouvoir. Aucun espoir que les personnalités d’aujourd’hui ne t’inspirent mieux. Mais toi qui es née dans une famille révolutionnaire, tu aurais bien un mot sur l’agitation de ces derniers mois en France ? Un mot pour ce pays qui t’a révélée en autrice de bestsellers, qui a enfin compris le potentiel de l’Art de la joie, ton roman refusé par les maisons d’édition italiennes pendant vingt ans. Pas que tu te sentes redevable non, jamais. Mais comment ne pas réagir face aux 143 députés d’extrême droite élus en juillet, quand tu as grandi et vécu dans une Italie fasciste? Alors que le Rassemblement national cherche à confisquer la lutte contre l’antisémitisme, tu rappellerais sans langue de bois qu’ils sont les descendants des nazis. Parce que tu as connu la guerre, résisté, même participé à des opérations de sabotage contre l’occupant dans les rues de Rome, tu refuserais qu’on oublie, tu remettrais les points sur les i. Biberonnée aux grèves avec une mère syndicaliste et un père socialiste, tu appellerais à prendre la rue pour dénoncer le déni de démocratie d’Emmanuel Macron suite aux élections législatives. Tu répéterais l’adage de tes parents : «Se rebeller est toujours juste.» A gauche, ils voudraient tous t’avoir dans leur camp, mais tu continuerais à ne parler que de tes idées, de tes convictions, sans approuver l’un ou rejoindre l’autre. Tu jugerais les mouvements militants trop dogmatiques et ne voudrais faire partie d’aucun groupe, aucune bande. Tu continuerais de refuser de t’encarter, toi communiste sans parti, féministe sans idéologie. Parce que c’est ta condition pour être libre, pour dire tout ce que tu penses. Et de #NousToutes au NFP, chacun en prendrait pour son grade. Ça leur ferait les pieds. Peut-être que ça leur rappellerait que les valeurs doivent primer sur les conflits internes et les guerres d’ego. Tu tenais à dire que tu étais née dans un des quartiers les plus malfamés de Catane, mais tu n’étais pas vraiment prolétaire avec ton haut bagage intellectuel et culturel. Tu en étais consciente, de ton privilège. Tu t’étais bien rendu compte, lors de ton passage en prison, que les différences de classe «règnent ici comme dehors, insurmontables». Alors même sans banderole, même centenaire, tu serais de toutes les manifestations pour lutter contre les injustices sociales.
On t’y acclamerait, mais ceux qui ont eu la chance de te connaître en sont certains: tu rejetterais ce rôle d’égérie. Tu ne t’es jamais revendiquée féministe, alors que tu l’étais dans tes écrits comme dans tous les aspects de ta vie.
Tu n’as jamais eu de tabou sur la sexualité, le désir vorace des femmes, leur plaisir charnel. Tu as décrit des violences sexuelles sans pudeur. Tu viendrais soulager Lio, qui se bat seule sur ces sujets en plateau. Je ris d’imaginer les réactions à tes discours de ceux qui peuvent trouver une Sandrine Rousseau extrémiste. Tu ferais l’éloge de la recherche de la jouissance, même à un âge avancé. Je rêve de te voir démonter point par point le marketing des cosmétiques qui nous vendent une jeunesse éternelle comme seule condition au bonheur. «50 ans, âge d’or des découvertes, 50 ans, âge heureux injustement calomnié», tu disais. Aujourd’hui, matrixées par les réseaux, les filtres, les incitations à la chirurgie, ça nous ferait du bien d’entendre encore que la vie n’est pas un compte à rebours mais bien «une promenade», dont le seul objectif est la joie. L’amour avec toi a toujours été fluide, au-delà des normes, des identités de genre et des orientations sexuelles. Tu es une icône bisexuelle, même si je suis sûre que tu détesterais qu’on te range dans une case. Comment t’expliquer qu’on s’écharpe encore sur des projets de loi pour savoir qui a le droit d’avoir autant de droits que les autres ? Que les violences homophobes sont toujours plus nombreuses ? Je t’imagine de tous les combats, de toutes les luttes, mais j’en attends sûrement trop. Peut-être pourrais-tu seulement continuer d’écrire? Des romans encore plus fous, des héroïnes encore plus indomptables, pour repousser toujours les contours de cette société trop étroite. Il n’y a eu que toi pour créer un personnage féminin si contestataire, complexe, puissant. Ta Modesta est mauvaise, insoumise, entière, et l’histoire de son ascension dans une société conservatrice et patriarcale a peu d’équivalents sur nos étagères. «Celui qui naît avec le talent de raconter est aussi quelqu’un qui guérit», dit le père de ta protagoniste, dans ton roman. Nos imaginaires ont besoin d’autant de petites soeurs de Modesta que tu peux en inventer. Des figures d’émancipation, des femmes qui font ce que bon leur semble, sans souci des conséquences ni culpabilité. Des alter ego fictifs qui baisent, qui crient, qui tuent. Montre-nous comment nous insurger contre les autorités morales, sans être moralisateurs à notre tour. Comment nous emparer de notre liberté sans être individualistes, comment être en quête du bonheur simple, sans fuir le combat contre l’oppression. Apprends-nous à toujours rester ouvertes et ouverts à l’autre et à l’ailleurs, à donner le goût de la joie sans l’imposer. Et dis-leur d’arrêter d’invisibiliser les femmes ou d’attendre qu’elles soient mortes pour voir leur génie.
La situation politique générale étant assez désespérée, Libération ressuscite des personnalités françaises disparues pour qu’elles reprennent les choses en main.