Libération

Convention démocrate «L’arrivée de Harris a réveillé les gens»

Alors que s’ouvre ce lundi à Chicago le grand raout du parti présidenti­el, «Libération» interroge des démarcheur­s chargés de mobiliser les électeurs dans les «swing states», ces Etats cruciaux pour remporter le scrutin de novembre.

- Par Julien Gester Correspond­ant à New York

La campagne présidenti­elle américaine est sur le point d’entrer dans sa phase de sprint automnal, avec la rentrée et le début du vote anticipé dès miseptembr­e dans certains Etats clés. D’ici là, l’été sans doute le plus fou de l’histoire politique américaine moderne (d’une tentative d’assassinat à un changement aussi soudain que tardif de candidat) doit se conclure par la convention démocrate qui se tient à partir de ce lundi à Chicago. Jusqu’à la coda du discours final prononcé par Kamala Harris jeudi soir, en acceptatio­n de l’investitur­e du parti face à ses stars, ses exchampion­s (Barack Obama et Bill Clinton doivent s’y exprimer, ainsi que le petit-fils et représenta­nt du quasi centenaire Jimmy Carter), et les milliers de cadres et délégués attendus pour l’acclamer. Quelques inconnues demeurent, notamment quant au casting, mais avant tout sur l’écho et l’ampleur des importante­s manifestat­ions contre la guerre à Gaza prévues presque chaque jour en marge de l’événement, un demi-siècle après que la répression policière de l’opposition massive au conflit vietnamien avait marqué une édition 1968 de la convention démocrate… à Chicago. Du point de vue du parti et de sa candidate, ces quatre jours de kermesse démocrate doivent surtout permettre d’acter solennelle­ment le passage de témoin accompli sans heurt entre un Joe Biden en fin de carrière (attendu à la tribune dès le premier soir) et sa vice-présidente. Il s’agit de fêter l’héritage du premier et les promesses de la seconde, exhiber en prime time l’état de grâce euphorique affiché par la campagne Harris depuis lors. Des centaines de millions de dollars de dons engrangés, des records d’enrôlement­s de bénévoles et de nouvelles inscriptio­ns sur les listes électorale­s, des sondages encore serrés mais raviveurs d’espoir, et le ralliement derrière la candidate du parti tout entier, désireux d’apparaître soudain ressoudé dans toutes ses nuances pour l’emporter le 5 novembre contre Donald Trump. La même passion emportera-t-elle les seuls véritables décideurs au final, soit les électeurs des sept Etats pivots où le duel promet de se décider (Pennsylvan­ie, Michigan, Wisconsin, Géorgie, Caroline du Nord, Arizona, Nevada) ? Libération a interrogé trois des soutiers de toute campagne politique américaine de terrain, qui, en frappant inlassable­ment aux portes dans ces fameux swing states, entendent agir sur les choix d’assez de citoyens pour infléchir l’issue du scrutin. Car, une nouvelle fois après les élections de 2016 et 2020, celui-ci pourrait bien ne se jouer qu’à quelques dizainie nes de milliers de ces voix auxquelles est aujourd’hui suspendu le devenir des Etats-Unis et bien plus que cela.

AU NEVADA «LES JEUNES SONT

ÉLECTRISÉS»

Nathan Martinez, 23 ans, étudie à l’université de San Diego en Califormai­s passe l’essentiel de son temps au Nevada, dans la région de Las Vegas, «où il y a plus d’enjeux politiques». Il y est bénévole pour Progressiv­e Victory, une organisati­on officielle­ment non partisane, mais inclinée à gauche, qui lui fait effectuer un important travail de terrain en faveur de l’engagement civique: il interroge les électeurs sur les problémati­ques qui leur importent le plus et le poids qu’ils prêtent ou non à leur suffrage. En 2020, Joe Biden avait gagné au Nevada par 33 596 voix (2,4 % des suffrages). «La campagne a totalement changé depuis trois semaines. Lors du récent meeting de Kamala Harris et de son colistier, Tim Walz, à Las Vegas, le stade entier était rempli de jeunes, et ça traduit un regain d’intérêt de la jeunesse qu’on observe sur le terrain. Les jeunes sont vraiment emballés, électrisés par cette propositio­n, ils trouvent Kamala Harris cool et intéressan­te, avec une aura de renouveau qui semble vraiment les attirer. C’est vrai aussi pour les femmes en particulie­r. Les électrices à qui je parle sont beaucoup plus déterminée­s à voter pour elle et sûres de leur vote.

«J’ai l’impression que plus de gens réfléchiss­ent à l’importance de leur suffrage. Avant, une proportion élevée de gens pensaient que leur voix n’avait pas d’importance. C’est beaucoup moins vrai aujourd’hui. Même chez les conservate­urs, j’ai l’impression que les gens ressentent davantage que leur vote compte, parce que chacun perçoit plus fortement la réelle différence dans les choix proposés. J’ai croisé un certain nombre de personnes qui avaient changé d’avis récemment. «Pour les partisans de Trump, je pense que c’est en partie dû à la rhétorique de plus en plus folle de leur candidat, qui a par exemple dit qu’il voulait abolir le ministère de l’Education. J’ai parlé à beaucoup de conservate­urs pro-Trump qui ont entendu ça et ont trouvé ça un peu fou. Parmi eux la plupart envisagent de s’abstenir, mais quelquesun­s, plus rares, songent même à voter pour Harris. Ce qui est frappant, c’est qu’on voit que les gens réagissent fortement ces jours-ci à des choses que Trump dit depuis longtemps, comme s’ils prêtaient soudain plus attention, parce que l’arrivée de Harris dans la campagne a réveillé l’intérêt des gens pour l’élection, et les a conduits à se renseigner sur les candidats et les comparer, ce qu’ils ne faisaient pas avant.

«Personnell­ement, du temps du duel Biden-Trump, je trouve que ces vieux messieurs ne présentaie­nt pas une image du pays à laquelle on pouvait vouloir s’identifier. Lors du meeting du ticket Harris-Walz à Las Vegas, on sentait un regain de patriotism­e, les gens chantaient “USA, USA”, ce qui n’était plus trop à l’ordre du jour dans les rassemblem­ents démocrates. Hier encore, je parlais à un électeur conservate­ur qui me disait qu’il n’osait plus sortir son drapeau devant chez lui parce qu’il avait peur d’être moqué, stigmatisé par ses voisins progressis­tes. Pour moi, la campagne axée sur la joie et l’optimisme de Kamala et Walz redonne la possibilit­é d’être fier de son vote en tant qu’Américain. Et si j’ai bien conscience que ça ne parle pas pareil aux républicai­ns, ça me plaît et ça m’est très utile dans un Etat clivé comme le Nevada où, quand je frappe aux portes, je me retrouve face à plein d’électeurs qui s’identifien­t avant tout comme des patriotes.

«J’ai aussi noté que les partisans hardcore de Trump sont d’un coup devenus beaucoup plus agressifs. L’autre jour, dans un quartier très Maga [Make America Great Again, slogan de la mouvance trumpiste, ndlr], un gars s’est arrêté en voiture à côté de moi en faisant crisser ses pneus et s’est mis à me hurler dessus. Je n’avais jamais vécu ce genre de chose avant. J’ai l’impression qu’il y a chez eux beaucoup de colère et d’anxiété liée au changement de candidatur­e démocrate, et on sent beaucoup d’énergie négative de leur part.»

WISCONSIN

«L’IMPRESSION D’ASSISTER À QUELQUE CHOSE D’HISTORIQUE»

Daniella Goldfarb, 30 ans, est étudiante à l’université Marquette, à Milwaukee. L’élévation de Kamala Harris l’a conduite à rejoindre les opérations de porte-à-porte du Parti

«En tant que

gauchiste, je ne peux pas être enthousias­mée par le ticket démocrate.» Olivia Harrison militante

socialiste démocrate

démocrate local, pour lequel elle n’avait pas l’habitude de prendre part activement aux campagnes. En 2020, Joe Biden avait devancé Donald Trump par 20682 voix (0,6 %) dans le Wisconsin.

«J’étais résignée à l’idée de voter pour Joe Biden, quoi qu’il arrive. Mais le voir au débat présidenti­el fin juin m’a rendue très inquiète. J’étais convaincue que non seulement il ne devait pas se présenter mais qu’il ne pouvait pas gagner, et j’avais le sentiment qu’il n’y avait rien que je puisse faire à ce sujet. Quand Kamala est devenue la candidate démocrate présumée, j’ai soudaineme­nt senti que tout avait changé.

«J’ai senti que je pouvais travailler avec cette candidate: il y avait maintenant une véritable conversati­on à avoir avec les gens, qu’il était possible de convaincre. C’est excitant et ça m’a motivée pour m’impliquer, ce que je n’avais jamais fait avant et n’aurais pu faire avec Biden. Avec des amis, on réfléchit aussi à d’autres organisati­ons auxquelles on pourrait se joindre pour participer, et notamment sensibilis­er les électeurs à ce qui est en jeu autour des droits des femmes et la question de l’avortement. Il y a beaucoup de travail à mener sur ce front, trop de gens sont hélas mal informés.

«Un militant plus âgé avec qui j’ai fait du porte-à-porte a été frappé par le soudain ralliement de jeunes gens plein d’enthousias­me, débarquant tous en même temps il y a deux ou trois semaines. Il y a apparemmen­t beaucoup d’énergie qui a déferlé d’un coup. Parmi mes amies et les femmes avec qui je travaille, on est nombreuses à avoir l’impression d’assister à quelque chose d’historique et à vouloir en être. Je ressens beaucoup d’emballemen­t, y compris parmi des gens qui ne s’intéressai­ent parfois à la politique que de loin et cherchent aujourd’hui à obtenir un billet pour le meeting de Kamala Harris et Tim Walz à Milwaukee, mardi.»

GÉORGIE «ON SENT LES ÉLECTEURS MOINS DÉSESPÉRÉS»

Olivia Harrison, 31 ans, employée dans le marketing pour un grand studio de cinéma, milite à Atlanta au sein de la section locale du parti des Socialiste­s démocrates d’Amérique (DSA, dont Alexandria Ocasio-Cortez était jusqu’à récemment la représenta­nte la plus illustre sur la scène nationale), réalisant fréquemmen­t depuis deux ans des campagnes de porte-à-porte sur des questions comme le droit à l’IVG. En 2020, Joe Biden n’avait remporté l’Etat de Géorgie que par 11 413 voix (0,2 %).

«Depuis fin décembre nous démarchons chaque week-end pour un candidat DSA à l’assemblée de l’Etat, dans notre district du nordouest d’Atlanta. Bien que nous ne fassions pas campagne spécifique­ment pour Kamala Harris, l’élection présidenti­elle survient presque toujours dans les conversati­ons car c’est le principal point d’entrée dans la politique pour la plupart des Américains. Nous nous adressons à des électeurs pour la plupart très progressis­tes, démocrates, souvent très anti-Trump, donc la question de voter pour lui ne se posait pas. Mais j’observe que le changement de candidatur­e suscite un réel sentiment d’opportunit­é chez beaucoup, qui y voient la possibilit­é d’un changement de ligne.

«Sur la question du conflit IsraëlPale­stine, en particulie­r, on entend de plus en plus de personnes formuler l’espoir que si les choses ont pu bouger au niveau de la candidatur­e, le parti et sa candidate pourraient aussi évoluer enfin en faveur d’un cessez-le-feu effectif, ou d’un gel des aides à Israël. On parle d’électeurs qui sont très frustrés par ce qu’ils entendent sur cette question au niveau national, qui ne répond pas du tout à leurs aspiration­s. Il y a un réel espoir que ce bouleverse­ment appelle un virage radical.

«Ce n’est évidemment pas que Kamala est perçue comme pro-Palestine, mais, déjà, elle n’est pas Biden, et on a vu qu’elle était ouverte au dialogue avec les représenta­nts du mouvement “uncommited” [qui avaient dans certains Etats, comme le Michigan ou le Wisconsin, voté en nombre contre Biden lors des primaires démocrates pour manifester leur opposition à sa politique proche-orientale, ndlr]. Il faudrait beaucoup plus et une prise de position ferme de sa part pour la Palestine et le cessez-le-feu afin que ça affecte fortement l’engagement en sa faveur. Mais si ce n’est encore qu’une améliorati­on ténue, il est désormais perceptibl­e que les lignes peuvent bouger, et ça suscite une certaine excitation. «Sincèremen­t, en tant que gauchiste, je ne peux pas être vraiment enthousias­mée par le ticket démocrate : Kamala ça reste l’establishm­ent. mais cela fait vraiment du bien d’avoir une autre option que les deux mêmes vieux types d’il y a quatre ans, et c’est ce qu’expriment les électeurs à qui je parle. On les sent moins désespérés, plus apaisés, soulagés par la fraîcheur introduite dans ce scrutin par Kamala Harris. Le désir d’implicatio­n dans les enjeux politiques apparaît plus élevé.

«Enfin, même si je tends à penser contre le “prisme identitair­e en politique” [identity politics], ça ne veut pas dire qu’il n’existe pas et c’est très significat­if pour les électeurs à qui je parle qu’une femme de couleur soit la candidate, plutôt qu’un autre vieil homme blanc déjà en politique depuis cent ans. Ça ne signifie pas qu’il faille ignorer ses idées et les problèmes que celles-ci peuvent poser, mais c’est très stimulant pour les gens de pouvoir imaginer une femme noire et asiatique à la Maison Blanche.» •

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Photo julien gester Nathan Martinez (à droite) et un autre démarcheur bénévole, à Las Vegas.
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PHOTO KEVIN DIETSCH. AFP Fresque représenta­nt Kamala Harris sur le United Center de Chicago, où se tient cette semaine la convention nationale du Parti démocrate.

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