Libération

Alain Delon, la figure de style

L’acteur a révolution­né l’élégance française dans les années 60 en imposant une beauté inquiétant­e à force d’être magnétique, une animalité iconique qu’il a su transforme­r en pouvoir.

- SABRINA CHAMPENOIS

Interviewé le 8 novembre 2020 sur France Info, Alain Delon disait ceci : «Aujourd’hui, c’est mon anniversai­re et demain, c’est l’anniversai­re de sa mort. Mais pour moi, il n’est pas mort. Il ne mourra jamais. Il est dans mon coeur comme il l’a été durant des années.» De qui s’agit-«il» ? Du général de Gaulle, dont le Samouraï a toujours été un thuriférai­re. Ce culte est à la fois raccord et piquant. Raccord parce qu’Alain Delon, dans sa vie comme son oeuvre, a véhiculé une masculinit­é très «France de papa», archétype du solitaireo-mbrageux-taiseux. Piquant parce que le surgisseme­nt de Delon a marqué, stylistiqu­ement, une rupture quant à l’image de l’homme français. Avec lui, exit l’écrasant bonhomme mature et autoritair­e (Jean Gabin, Lino Ventura, Louis Jouvet) comme le délicieux gentleman charmeur (Maurice Chevalier, Michel Aumont, Yves Montand), les deux options qui prévalaien­t jusqu’alors. Place à l’aura électrique. Il n’est plus question de charme mais de magnétisme à couper le souffle. Sa beauté est cinglante, moins rassurante qu’affolante en ce qu’elle explose les canons de l’époque.

Son pendant féminin est Brigitte Bardot – qui, elle, n’aura pas que le physique d’iconoclast­e. Tous deux aimantent par l’animalité qu’ils dégagent, un rayonnemen­t organique quasiment indécent qui irradie largement au-delà des frontières hexagonale­s.

Classe. La retraite anticipée de BB et son repli madraguien à l’abri de l’ogre médiatique ont figé et daté son image (à 1973, donc) de sex-symbol. En restant longtemps à l’affiche, Delon a, lui, a traversé les époques et cimenté son statut d’icône du cinéma mais aussi du «style français». Adossé à son image, son business à succès de produits dérivés (vêtements, parfums, lunettes, montres, meubles…) y a bien contribué, en particulie­r à l’étranger. Il est notamment vénéré en Asie (lire page 13), où une marque de cigarettes porte son nom avec spot publicitai­re à l’appui, dans lequel une femme chante «Alain Delon, le bon goût de France, Alain Delon, the taste of France». En Russie, il a même suscité une chanson, morceau grinçant du groupe de rock Nautilus Pompilius qui évoque une fille à laquelle l’image de l’acteur offre une échappatoi­re pour fuir un quotidien sinistre et des relations brutales. Le refrain dit: «Alain Delon ne parle pas russe / Alain Delon, Alain Delon boit pas d’eau d’Cologne/Alain Delon, Alain Delon boit du vin d’Bourgogne». La belle vie, quoi, raffinée. La classe versus la crasse.

Taille haute. «Le fauve» a de fait toujours eu l’allure très propre, à l’écran comme à la ville. Une allure qui serait restée totalement inoffensiv­e sans sa puissance érotique ontologiqu­e. «Delon savait comment rendre le classique cool – il suffit de le voir en 1963 dans Mélodie en soussol faire passer un pull marin à col ras du cou pour le pull le plus convoité de tous les temps», pointe The Gentleman’s Journal, qui se fend d’un «Comment s’habiller comme Alain Delon». Le polo à manches longues est aussi un compagnon de route. En été ? Une chemise unie suffit, mais à manches retroussée­s et, surtout, ouverte sur le torse – une chaîne en or s’y ajoutera à partir des années 80. Elle se porte avec un pantalon à taille haute (rarement un jean, Delon n’est pas James Dean) et des mocassins. Un blouson de cuir peut compléter le combo. Les lunettes de soleil qui planquent le regard insondable sont fréquentes (il a contribué au succès de la Vuarnet modèle 006, qui l’habille dans la Piscine), les montres de luxe aussi. En phase formelle, c’est costume gris, marine ou noir, avec ou sans cravate. Et, via le Samouraï de Melville, Delon a beaucoup fait pour le tandem fedora-trench porté col relevé.

Rien de révolution­naire, donc. Sauf qu’il y avait sa façon d’habiter l’habit : «nonchalanc­e», «chic sans effort», «aisance naturelle», Delon avait le mojo qui transforme toute frusque en affirmatio­n d’un style. Il est resté synonyme de ce pouvoir même après l’apogée de sa beauté, pour toujours inscrite dans l’inconscien­t collectif. La preuve, la publicité pour Eau sauvage de Dior. Elle s’affiche pour la première fois en 2009, l’acteur a 74 ans. Mais la photo utilisée (signée Jean-Marie Périer) datait, elle, de l’été 1966… Delon avait alors 30 ans. Le choc esthétique, lui, n’a pas vieilli.

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