Hors des plateaux, un acteur de marques
Montres, grands crus, oeuvres d’art… Bien plus qu’avec ses cachets, c’est en faisant fructifier commercialement son nom et son image que le comédien est devenu multimillionnaire.
Des sommes jetées en pâture et à l’aveuglette, nullement étayées, et un chiffre imprimé un peu partout sans aucune vérification : 300 millions d’euros. Tel aurait été, à en croire certaines gazettes, le montant de la fortune d’Alain Delon au crépuscule de sa vie. Les interrogations avaient émergé alors que ses enfants se déchiraient à belles dents (lire page 8), avant la mise sous sauvegarde judiciaire de l’acteur, assisté à partir de janvier par un mandataire chargé de le conseiller pour son «suivi médical». Le futur partage de comptes bancaires bien garnis, imaginait-on, constituait l’arrière-plan d’une bagarre familiale d’une triste banalité. Mais hormis éventuellement pour ses enfants, le secret sur l’argent d’Alain Delon a toujours été bien gardé. Et ce pour une bonne raison : ayant adopté la nationalité suisse en 1991, résidant au bord du lac Léman pour la plus grande partie de sa vie, fondateur de sociétés installées là-bas dès 1979 afin de commercialiser son image, l’acteur fétiche de Plein Soleil a longtemps développé une lucrative activité dans une contrée rétive à la transparence. En Suisse, les comptes des entreprises ne sont pas publics et le secret bancaire, jusqu’à tout récemment, était très protégé.
Goodies de toutes sortes
Le train de vie d’Alain Delon, lui, est public. L’acteur pose pour les magazines dans ses demeures de luxe. Jusqu’en 1998, il séjourne dans le palais de la Zahia, à Marrakech, qu’il a acheté à John Paul Getty, héritier de l’une des familles les plus riches des Etats-Unis. Ce somptueux riad est voisin du palais du roi, alors Hassan II. Delon le revendra au couple formé par Bernard-Henri Lévy et Arielle Dombasle. A Paris, l’acteur a investi un triplex, où il vit notamment avec Romy Schneider puis Mireille Darc : 780 m2, avenue du Président-Kennedy dans le XVIe arrondissement parisien, dans lequel il se fait également photographier. L’acteur se sépare en 2014 de ce bien unique pour 25 millions d’euros, un prix bien moins élevé que ce qu’il en attendait. Il partage ses dernières années entre son refuge de Douchy (Loiret), le domaine de la Brûlerie (120 hectares abritant plusieurs maisons et forêts), et un appartement à Genève, voisin de celui qu’il a offert à sa fille. Le monstre sacré du cinéma était un homme d’affaires avisé. Il négociait ses cachets, dont le montant a grimpé au fur et à mesure que son aura de star grandissait, encaissant environ un million de francs par film au sommet de sa renommée, soit probablement plusieurs dizaines de millions d’euros à l’arrivée. Delon s’était de surcroît lancé dans la production ciné, avec sa société baptisée Adel Productions, puis Leda (anacyclique d’Adel, issu de ADelon…), afin de tirer profit, lui aussi, du juteux business du grand écran. Pour ne pas en laisser une miette à d’autres, il avait pris le parti de faire fructifier lui-même son nom et son image, déclinés dans le monde entier (Asie en tête) par sa société Alain Delon International Diffusion (Adid) en goodies de toutes sortes : une vingtaine de marques en tout, des meubles aux lunettes en passant par les cosmétiques, crèmes et parfums, les cigarettes, les montres ou les costumes et vêtements. L’acteur-sandwich dans toute sa splendeur. N’avait-il pas confié au magazine l’Officiel gagner «beaucoup plus d’argent en dehors du cinéma» qu’en tournant des films ?
Egalement chargée de négocier de mirifiques contrats de publicité, telles les pubs Dior recourant à la beauté figée pour l’éternité d’un Delon de 30 ans (notamment au recours d’une photo prise en 1966 à Saint-Tropez), sa société Adid a longtemps été présidée par son ami, avocat et homme de (grande) confiance : Dominique Warluzel, qui fut aussi le conseiller de nombre d’illustres figures du cinéma français.
Rubens, Delacroix et Degas
Businessman accompli, Delon vend d’un côté sa silhouette et son nom, et achète de l’autre des participations financières, investissant ses millions dans une compagnie d’aviation ou dans le casino de Namur, en Belgique. Il met de l’argent dans l’organisation de matchs de boxe, achète des pur-sang, prend des parts dans diverses sociétés. Ce n’est qu’à la fin des années 2000 que le business Delon se met à battre de l’aile, les films se raréfiant au fur et à mesure que les rides se multiplient sur l’un des visages les plus connus du monde. Sa société de production de films est liquidée en 2009, ses activités annexes sont petit à petit abandonnées.
Ses oeuvres d’art, une collection qui a grossi au fils des ans, vont être revendues à partir de 2007 lors de ventes aux enchères spectaculaires qui se tiennent en l’étude Cornette de Saint-Cyr: il en a tiré 8,7 millions en 2007, 4 millions en 2016 et 8 millions en juin 2023. Ses goûts étaient éclectiques : Rubens, Delacroix, Pissarro, Dufy, Corot, Degas, des statues et des armes, un tas de montres, une cave de grands crus, des meubles ayant appartenu à des personnalités –la table du diplomate– écrivain Paul Morand… Sans oublier les oeuvres du peintre-dessinateur-graveur allemand de la Renaissance, Albrecht Dürer. «J’adore sa façon de signer», a-t-il dit un jour à un visiteur en désignant le monogramme construit avec ses initiales : AD comme Albrecht Dürer et comme… Alain Delon.