Le Havre sans paix «La ville par terre» et une narratrice troublée, par Maylis de Kerangal
«Je me suis pris une énorme vague.» La narratrice est submergée tandis qu’elle marche sur la digue du Havre en réfléchissant à la sombre affaire qui la ramène en urgence dans la ville de son enfance. Elle se prend cette vague comme une claque, une porte dans la figure ou un coup sur la tête. Ça assomme et ça éveille. Eurêka ! La bruine saturait le paysage, cette femme flottait dans ses pensées quand «le rivage s’est brusquement éclairé d’une lumière de vitrail […]», puis la vague est arrivée, «comme si la réalité se synchronisait pile-poil à mes cogitations […]». Jour de ressac est une histoire de synchronisations, certaines réussies et d’autres pas. Maylis de Kerangal travaille dans ses livres avec le temps. Son écriture courait déjà après la montre dans Naissance d’un pont (Verticales, 2010) et plus encore dans Réparer les vivants (Verticales, 2014).
Cette Parisienne est mère et épouse. Sa fille s’appelle Maïa, son mari, Blaise. La narratrice n’a pas de prénom : elle est en train de se dissoudre, elle est en transition. Elle quitte la capitale après qu’un officier de police l’appelle depuis Le Havre pour lui annoncer qu’un homme «non identifié» a été retrouvé mort «sur la voie publique» et que cet homicide la concerne : sur un ticket de cinéma, il avait inscrit son numéro de téléphone à elle. Cette femme dont le métier consiste à doubler les voix étrangères dans des films tente de se mettre au diapason de l’enquête et du décor de sa jeunesse. Elle essaie de mettre un nom sur le cadavre, cherche la bonne fréquence, synchronise ses souvenirs et le présent. «J’échafaudais des hypothèses» : elle construit quelque chose. Il y a toujours de l’ingénierie chez Maylis de Kerangal, mais dans Jour de ressac, la narratrice se débrouille seule, sans l’appui d’une équipe. Cette solitude est sa fragilité et sa force, elle donne au personnage sa beauté. L’héroïne observe les relations humaines à la manière dont s’emboîtent les objets: quand elle parle au téléphone pour la deuxième fois avec l’officier de police, elle prononce «des mots imprudents qui nous ont aussitôt arrimés l’un à l’autre».
C’est un roman exemplaire de la façon dont une écrivaine peint une ville en enchevêtrant son histoire, sa géographie, sa minéralité. Maylis de Kerangal a grandi au Havre, qu’un chapitre du roman appelle «La ville par terre» en écho à la ville debout qu’était New York pour Céline, et aux bombardements de septembre 1944 qui ont rasé la cité portuaire du bord de la Manche. L’un des paragraphes remarquables dresse avec colère et crânerie un portrait compressé de ce qui a résulté des bombardements: un «corps plus ou moins compact de toits, de portes et d’escaliers, de murs aux fenêtres vides, fusion de pignons et de poutres, de matelas et de chevaux, de photographies et de machines à coudre, magma de faïences, de poussettes de vélos et de pyjamas, lave de transistors et de chiens, purée d’autobus, de casquettes et de banderoles, pâte de choses humaines avec des morceaux d’humains dedans, salmigondis de passés qui, une fois tassé, hausserait le niveau de la ville de près d’un mètre – on a dit qu’un mois après les bombardements, les décombres du Havre étaient encore chauds».
Il faut lire Jour de ressac pour ces passages brefs qui relèvent d’une superbe mécanique, comme dans la page où la narratrice réfléchit à ce qui la relie à «l’homme mort». Ce sont «plusieurs personnes, positionnées entre nous telles des antennes-relais, des corps conducteurs, si bien que lui et moi nous toucherions dans une contiguïté de contacts». Elle évoque ensuite l’écrivain et journaliste hongrois Frigyes Karinthy (1887-1938), «l’inventeur de la théorie des six poignées de main, soit la possibilité pour deux habitants de cette planète pris au hasard et ne se connaissant pas de se toucher selon une chaîne de relations individuelles n’excédant jamais plus de cinq mille maillons intermédiaires, théorie qui nous incite régulièrement, Blaise, Maïa et moi, dans une sorte de jeu mathématique qui est aussi une utopie politique, à évaluer les degrés qui nous séparent de Barack Obama».
Le temps perdu est le motif de ce livre qui compte des fulgurances. La narratrice se rappelle son premier amour, connu un été, quand elle était lycéenne. Tout le monde l’appelle Craven. Début septembre il part pour un long voyage et ne donne plus de nouvelles. La narratrice s’affole : «Je retourne l’été qui vient de s’écouler, je filtre juin, juillet, août, je tamise et distille, ne trouve aucun indice qui pourrait éclaircir ce silence radio, rompre mon anxiété […]» Jour de ressac est un tableau de l’inquiétude féminine.
MAYLIS DE KERANGAL JOUR DE RESSAC
Verticales, 256 pp., 21 € (ebook : 15 €).