Scène de famille Une actrice trans par l’Argentine Camila Sosa Villada
Sa belle-soeur mâche la bouche ouverte, c’est «tellement pénible». Son frère se saoule avec son père. La «comédienne» les regarde, heureuse d’avoir compris à temps qu’il fallait quitter la campagne argentine. Elle écoute les ragots sur le village voisin : «Les gens ont appris que les deux putes étaient sidaïques et ils ont caillassé leur maison», sous-entendu, «la belle-soeur utilise le mot sidaïque» pour humilier l’enfant de la comédienne, adopté. Il sait, il connaît ce mot entendu plusieurs fois à l’orphelinat. «Moi aussi, on va me virer de chez moi à coups de pierre ? […] Parce que moi aussi je suis sidaïque, comme mon autre mère.» Mieux vaut se taire, le consoler des mots de cette «salope» en le cajolant car elle n’est plus «la trans libre et insouciante qu’elle avait été».
La comédienne préfère toujours parfois la démesure à la tranquillité qu’elle s’est construite. Elle est célèbre pour son jeu, mais surtout pour son arrogance «parce qu’elle ne signe pas d’autographes, parce qu’elle ne passe pas son temps à dire merci». Parce qu’elle souhaite bousculer les normes, jeter aux oubliettes les hypocrites du milieu, sans voir que le costume est trop grand pour elle. Elle était travailleuse du sexe «dans une agence en ligne» avant de devenir comédienne – elle y a déployé «les mêmes ruses». On la découvre lors d’une représentation de la Voix humaine de Cocteau, en femme capricieuse, possédée «sur le point de devenir folle». Mais c’est un appartement au dix-huitième étage d’un immeuble bourgeois du quartier de Nueva Cordoba qu’elle choisit comme scène principale. Son époux, un avocat pénaliste homosexuel «pété de thunes» et son fils de 6 ans forment le public de ses jets d’assiettes, de ses crises de jalousie face à l’infidélité du conjoint. Le regard de l’assistante sociale est désapprobateur sur «ces femmes en toc». Et soudain, elle les oublie avec ses amants – son metteur en scène, l’ivrogne de son village natal, le petit ami de sa mère… Elle raconte avec arrogance ces longs moments où il est question d’«érection dans son tanga» pensant y trouver la liberté nécessaire, oubliant que celle-ci peut être «asphyxiante». Pour le lecteur «est-il nécessaire d’en savoir davantage ? Non». Seul compte ses coups de gueule dans le deuxième roman traduit de Camila Sosa Villada, après le succès des Vilaines (Métailié, 2021), comme un écho aux luttes de ses aînées invisibilisées : «Les trans historiques, certaines édentées, d’autres se prostituant toujours, vieilles déjà, celles qui nuit après nuit écoutaient les insultes des clients […], toutes se sont mises à parler des nouvelles trans» en rappelant «qu’elles, elles avaient beaucoup souffert. Puis la comédienne […] a dit que c’était peut-être pour ça qu’elles avaient lutté, que c’était peut-être pour ça qu’elles avaient survécu, pour qu’aucune autre à l’avenir ne subisse la dureté qu’elles avaient subie. Pour avoir le droit d’être aussi médiocres que les autres. Et aussi peaux de vache.»
CaMila SOSa Villada
HISToIre d’une doMeSTICATIon
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba. Métailié, 224 pp., 19 € (ebook : 13 €).