«On a ouvert une boîte de Pandore»
Pour parer le réchauffement, de plus en plus de décideurs et d’investisseurs misent sur l’éclaircissement des nuages ou l’injection d’aérosols stratosphériques. Le climatologue Roland Séférian met en garde contre les risques de ces techniques de manipulation du climat.
La géo-ingénierie solaire est-elle le nouvel eldorado des gouvernements techno-solutionnistes ? Ces techniques de manipulation du climat semblent de moins en moins relever de la science-fiction et suscitent un intérêt plus que prononcé de la part de certains industriels et décideurs politiques, à mesure que l’humanité s’enfonce dans la crise climatique. En parallèle, la communauté scientifique s’écharpe sur les suites à donner à ce nouveau champ disciplinaire, à l’heure ou des expérimentations grandeur nature commencent à faire leur apparition. Une étude inédite parue fin juin dans la revue Nature Climate Change confirme ce que les chercheurs redoutaient : manipuler des nuages dans une partie du monde engendrera des effets secondaires néfastes dans une autre, vagues de chaleur et guerres de l’eau à la clé. Manque d’encadrement international, risque d’accaparement de cette science par les «philanthropes» américains, renforcement des inégalités… Roland Séférian, climatologue au Centre national de recherches météorologiques (université de Toulouse, Météo-France, CNRS) et auteur principal du rapport du Giec de 2018, analyse pour Libé les enjeux de cette «fuite en avant technosolutionniste».
Un article publié le 21 juin dans la revue Nature Climat Change met en garde contre les potentiels effets contre-productifs de l’éclaircissement des nuages. En quoi consiste ce type de technologie ?
La géo-ingénierie solaire recouvre diverses techniques. Celle sur laquelle il y a le plus de littérature scientifique repose sur l’injection d’aérosols stratosphériques. Sa visée est planétaire, le but étant de reproduire la réponse climatique observée après les éruptions volcaniques majeures –comme celles du Pinatubo, aux Philippines, en 1991–, lorsque les particules de dioxyde de soufre, de poussière et d’aérosols expulsées réfléchissent la lumière du soleil loin de la planète, refroidissant temporairement les températures au niveau global. Ensuite, il y a la technique d’éclaircissement des nuages, qui revêt une visée plus locale car moins évidente à contrôler à une autre échelle. Les chercheurs s’y intéressent de plus en plus, notamment dans une perspective d’adaptation. En 2020, les Australiens ont par exemple mené une campagne d’injection d’aérosols marins au-dessus de la Grande Barrière de corail pour limiter les impacts dévastateurs des vagues de chaleur marines qui blanchissent les coraux. Comme le mentionnent les rapports du Giec, ce biome est amené à disparaître d’ici la fin du siècle compte tenu du rythme de réchauffement.
Une autre technique vise à limiter la fonte des glaciers en plaçant un miroir géant dans l’espace pour éviter l’entrée de l’énergie solaire dans le système climatique. Enfin, la dernière est associée au mécanisme de l’effet de serre et à la présence de nuages très froids en haute atmosphère qui ressemblent aux traînées de condensation des avions : les cirrus. A la différence de l’injection de sels marins dans les nuages pour les renforcer et les rendre plus réfléchissants, cette technique vise à diminuer la quantité de cirrus, donc à limiter l’effet de serre. Le secteur aérospatial en est particulièrement friand, notamment en vue de réduire l’impact de l’aviation sur le climat.
L’Australie et la Grande Barrière de Corail, l’université de Washington et la ville d’Alameda, en Californie… Les expérimentations semblent se multiplier.
Le sujet est clairement d’actualité. La littérature scientifique et les rapports internationaux portant sur les questions de gouvernance liées à ces techniques s’étoffent considérablement depuis une dizaine d’années. Après, concernant les expérimentations, il y a un effet de loupe. Comme la géo-ingénierie solaire n’a pas trait aux causes du changement climatique – c’est-à-dire à l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère –, elle est mise de côté dans les discussions internationales. Et le débat public est très clivé : les gens sont soit archi pour, soit archi contre. En réalité, il n’existe aucune structure onusienne ou internationale régulant la géo-ingénierie et permettant de prendre des décisions de manière éclairée. En leur absence, les organismes de recherche publics ou privés mettent très en avant leurs travaux, comme en Australie, ce qui génère un effet d’entraînement.
Pourquoi le passage à l’acte, à l’expérimentation, fait-il autant polémique ?
Aujourd’hui, la communauté travaillant sur cette question s’organise pour disposer d’observations. C’est un sujet très clivant. Parce qu’en ouvrant cette boîte de Pandore, on légitime cette technologie et on prépare le terrain à un déploiement. Voici le dilemme : la géo-ingénierie solaire doit-elle rester cantonnée au domaine académique car on risque de faire plus de mal à l’environnement qu’on ne le fait déjà, ou en a-t-on vraiment besoin ? C’est un gros débat. Expérimenter à grande échelle signifie qu’on transgresse la déclaration de l’Organisation météorologique mondiale (OMM) stipulant qu’il n’y a qu’une seule atmosphère et que ce qu’on y injecte aura un impact sur d’autres variables du système climatique. D’autres répondent que quand on tourne la clé de notre voiture, ça affecte aussi l’atmosphère, ce qui ne nous empêche pas de le faire. Et puis, les observations sont nécessaires pour contraindre les modèles, ces derniers étant biaisés et potentiellement irréalistes.
Quels sont les risques à jouer aux apprentis sorciers ?
Le discours défendant ces techniques a énormément évolué. Il y a quelques années, la géo-ingénierie solaire était encore présentée comme une solution miracle vouée à compenser totalement le réchauffement climatique. Désormais, les messages clés reposent sur sa capacité à ralentir le rythme du réchauffement, à nous faire gagner du temps pour nous adapter. Bref, à limiter la casse. Le discours mue, il est plus malin. D’après le Giec, au-delà de 1,5 à 2 C°, l’humanité sera projetée dans une ère d’aléas où les impacts du changement climatique se feront ressentir partout dans le monde. Comme on s’en rapproche très vite, de plus en plus de décideurs deviennent partisans de ces approches techno-solutionnistes. Elles leur apportent un sentiment de maîtrise sur l’avenir.
Cela ne va-t-il pas accentuer les inégalités entre les pays riches du Nord qui auront les moyens de développer ces techniques et les pays en développement ?
Comme le confirme la publication récente dans Nature, une intervention sur le climat à un endroit de la planète peut engendrer des effets contre-productifs ailleurs. Mais quand on y réfléchit bien, c’est déjà ce qu’il se produit avec les émissions de gaz à effet de serre issues en grande majorité des pays riches du Nord: les pays en développement du Sud sont ceux qui en pâtissent le plus.
Si ces technologies sont généralisées, l’attribution des événements extrêmes au changement climatique en sera chamboulée. Saura-t-on faire la différence entre les vagues de chaleur générées et amplifiées par le réchauffement et celles créées par la géo-ingénierie solaire ?
Pour l’instant, nous, chercheurs comme Etats, sommes déjà incapables de détecter et de suivre un quelconque déploiement de géoingénierie solaire. On ne peut faire que des suppositions, ce qui est source de suspicion, avec de hauts risques de contentieux sur l’accès à la ressource en eau. Prenons l’exemple d’Israël avec l’Iran. Pendant une vingtaine d’années, Israël a organisé avec l’université de Tel-Aviv des campagnes d’ensemencement des nuages (en y injectant des aérosols), dans le but de voir s’ils étaient capables de maîtriser les précipitations sur leur territoire [la Chine fait de même, ndlr]. Si cela ne relève pas de la géo-ingénierie solaire mais de la manipulation de la météorologie, le problème reste le même. Résultat, l’Iran subit depuis plusieurs années une sécheresse très prononcée. Le conflit actuel a relancé la polémique, les dirigeants iraniens accusent les Israéliens d’avoir provoqué la sécheresse. Imaginons qu’une nation décide de manière unilatérale de déployer des techniques de géo-ingénierie solaire. Quels seront les effets sur d’autres régions? Est-on capable de les détecter?
De les attribuer ? Ou ne serait-ce que de les comprendre ? Aujourd’hui, la réponse est non. Cette strate additionnelle remet en cause tout ce que l’on connaît sur le climat. En tant que scientifique, je prône le principe de précaution.
Pourquoi la recherche publique doit-elle étudier de telles techniques si elles sont potentiellement nuisibles à l’humanité ?
Les «philanthropes» américains [comme Jeff Bezos, Elon Musk ou Bill Gates, ndlr] ont une vision très salvatrice de la technologie. Ils promeuvent et financent à coups de milliards de dollars la fuite en avant techno-solutionniste. On observe une tendance à l’accaparement de ces sujets par ces «philanthropes», afin d’orienter la recherche et de valider leur discours. Selon moi, l’enjeu et le risque sont énormes. La communauté scientifique est frileuse : c’est un sujet «sale», sulfureux, polémique… La plupart des chercheurs ne veulent pas trop y toucher, par peur que cela nuise à leur éthique, ce que je peux comprendre. Mais si nous ne le faisons pas, la nature ayant horreur du vide, la géo-ingénierie solaire sera accaparée par des sociétés privées qui financeront leurs recherches à vitesse grand V, tandis que nous nous retrouverons démunis. Les connaissances seront «fabriquées» et le message biaisé. Or, on voit bien avec l’actualité qu’il est plus dur de détricoter un faux message que d’étayer une vérité.
Quels sont donc les enjeux de cette «fuite en avant technosolutionniste» ?
Pour les résumer, j’utilise souvent un mème de Star Wars avec quatre photos: Anakin Skywalker enfant, Anakin adolescent, adulte, puis en Dark Vador. Cela représente l’évolution du temps et la manière dont une situation peut en engendrer une autre. Anakin enfant, c’est l’inaction climatique : on en est là. Anakin adolescent, c’est le stade de l’élimination du CO2. C’est dans ce narratif –celui mettant en avant l’élimination directe du dioxyde de carbone (CDR) au détriment de la baisse des émissions – que la science climatique est en train de se faire coincer. On prépare le terrain pour que l’opinion publique accepte le développement de technologies permettant de modifier notre environnement pour contrecarrer un phénomène global. Et ce, malgré le fait que la CDR est sans doute vouée à un échec de mise à l’échelle. La suite logique, c’est Anakin adulte qui part du côté obscur, donc la géo-ingénierie solaire. Arrive ensuite Dark Vador, associé à la souffrance, à l’incertitude… En ce moment, au niveau national comme international, les pions sont en train d’être placés sur l’échiquier. Cela avance à bas bruit. Reste à savoir si les Etats vont commencer à légiférer sur ces sujets.
Qui place les pions sur l’échiquier ?
Par exemple, à la fin de son mandat en décembre 2020, le président Trump a fait modifier les statuts de l’Agence américaine d’observation océanique et atmosphérique (NOAA) [l’équivalent de Météo-France, ndlr]. Le texte du Congrès en question – grandement orchestré par un cabinet de lobbying appelé SilverLining – a autorisé la NOAA à travailler sur la géo-ingénierie solaire en lui allouant une ligne de crédit pérenne. Quand on voit un gouvernement qui est contre l’accord de Paris, se dit ouvertement climatosceptique et modifie en sous-main des textes d’agences nationales travaillant sur l’environnement, on se demande quel est le message… Avec des collègues, nous avons été sollicités par l’ambassade de France aux Etats-Unis pour essayer de comprendre ce qu’il se passait. On s’est rendu compte que des acteurs plaçaient leurs billes. Aujourd’hui, le déni des décideurs ne porte plus sur la réalité du réchauffement, mais sur la réponse à y apporter. Et là, deux visions du monde s’affrontent: techno-solutionnisme versus sobriété.