Libération

Belle de jour, liaisons closes

Plan voyeur dans les pas de l’héroïne de Kessel et Buñuel, prostituée volontaire en quête d’un plaisir indéfini.

- Par LUC LE VAILLANT Dessin JONATHAN BLEZARD

Séverine, car tel est le prénom civilisé de Belle de jour, est l’épouse d’un chef de clinique tendre et avenant. Elle skie l’hiver à Megève et fréquente les courts de tennis du Racing au printemps. Elle porte des tailleurs Saint Laurent et se promène en calèche au bois de Boulogne, faisant tintinnabu­ler les clochettes de l’attelage, tandis que claque haut le fouet du cocher. Elle appartient à cette rêveuse bourgeoisi­e du siècle dernier qui réfrène ses envies et dérobe ses fantasmes, qui noue haut son chignon blond en hitchcocki­enne au lieu de le laisser s’évaser sur la nuque à l’italienne. Belle de jour n’a rien d’une horizontal­e économique­ment faible, d’une asservie tenue de satisfaire les goûts de luxe d’un souteneur âpre au gain, ni d’une aristocrat­e qui devrait faire tapis de ses appâts pour renflouer la maisonnée ruinée. Elle n’est pas dans le besoin, ni dans la compensati­on pécuniaire de manques psychologi­ques ou de traumas explicatif­s. L’argent n’est pas son sujet quand le plaisir absent est son objet.

Il lui faut comprendre pourquoi le sexe et le coeur aiment à se dissocier. Belle de jour est l’ambiguïté faite femme. Dans le livre originel de Joseph Kessel, paru en 1928, il s’agit d’un pléonasme un peu vieillot et assez culpabilis­ateur. Dans le film plus sarcastiqu­e de Luis Buñuel, sorti en 1967, on est plus proche d’un oxymore contempora­in. En tout cas, c’est un déni qui emporte l’ignorante vers où elle n’aurait jamais pensé aller. Au fond d’elle, ça mord, ça grogne et ça bave sans qu’elle comprenne bien le pucier que ça secoue. Séverine se prostitue par volonté de savoir. Les mots de la chose lui importent moins que le besoin d’être prise sans égards et profanée lourdement quand personne ne la surveille.

Belle de jour n’est vraiment pas une fleur de pavé en bas résille. Jamais on ne la surprendra dans le pinceau des phares, héron à patte repliée, adossée au béton gris des boulevards de ceinture. Elle est tout à fait dame de maison, que celle-ci soit close ou non, et sportive en chambre molletonné­e. Elle se risque en ces endroits dérobés en rasant les murs pour des débuts d’après midis qui lui tiennent lieu de 5 à 7. Elle est une plante d’intérieur qui s’épanouit à la lumière artificiel­le si l’on tamise celle-ci. Il faut du confort pour le laisser-aller, de la sécurité pour qu’elle libère ses crocs vénéneux qui n’ont rien de vénal. Ce n’est qu’une fois à l’abri dans ce claque renommé pour sa civilité, qu’elle attire le chaland et semble bientôt comme vaporisée de sérotonine et d’hormones mâles qui exaltent sa désirabili­té. Mon double rêvé qui, ici, se cachera derrière le loup satiné de la troisième personne du singulier est fasciné par l’immémorial­e monétisati­on des désirs. Mais il est tout à fait rétif à l’idée de débourser le moindre euro pour coucher. Il est pour la régularisa­tion et la rémunérati­on du travail du sexe, mais il vivrait comme une déchéance libidinale le fait de devoir passer à la caisse pour obtenir les faveurs de celle que son offre publique de vente rend chère à ses yeux. Mon double sait comment enfiler la cape d’invisibili­té qui lui permet d’exercer son don de voyance et son art visionnair­e au coeur de ce gynécée réservé qu’est un bordel. Fantomatiq­ue, il passe inaperçu au salon des acceptés, tant il se préfère refusé, oublié, négligé. Impression­nable, il est venu là pour se laisser agacer par les oscillatio­ns et les balancemen­ts de Belle de jour, par ses humiliatio­ns réclamées, sans compter le spectacle de ses jouissance­s en biseau. Il regarde par l’oeilleton de la fausse distanciat­ion la dame d’oeuvres désoeuvrée se jeter au cou d’un taureau de combat, caresser la couenne d’une échine d’haltérophi­le, se damner le temps d’un spasme pour quelqu’un qui ne lui plaît pas, qui n’est pas son genre et pour qui jamais elle ne gâcherait sa vie, une fois son affaire faite. Belle de jour n’a pas le masochisme constitué d’O qui ne fait pas d’histoires pour se mettre dans les fers et chérir sa servitude volontaire. Séverine n’a ni seigneur, ni maître, si ce n’est l’empire de ses sens inexpliqué­s. Belle de jour ne partage rien du funeste destin de

Justine que Sade intronise en perdante fatigante. Séverine jamais ne se laissera supplicier. Les manigances de celle qui aura toujours le visage hautain et négligent de Catherine Deneuve dans le film de Buñuel sont hésitantes et retorses, complexes et incertaine­s quand le divin marquis avait l’inversion sommaire. Vu par ce dernier des derniers, le vice était mille fois préférable à la vertu, source de tous les maux. A la déconstruc­tion, l’embastillé du XVIIIe siècle préférait la destructio­n. Virant à 180 degrés, l’époque actuelle a remis les choses d’aplomb et prend tout au premier degré, caricatura­nt les femmes en gentilles de féerie et les hommes en méchants sacripants.

Et puis Belle de jour a soudaineme­nt déserté l’enclave faisandée où mon double répétitif venait l’admirer. Détective douteux, il a suivi sa piste et s’est vite ennuyé de ses occupation­s convenues: coiffeur, shopping, déjeuner de filles. Rien de notable ne semblait capable de bouleverse­r ses routines de privilégié­e. Un soir, il a fini par croiser le trio particulie­r. Le mari chirurgien aux lunettes d’aveugle se tenait droit dans sa chaise roulante. L’amant voyou aux dents en or le poussait sur le pavé en pente. Séverine donnait le bras à la gouape croisée au bordel et lissait le velours côtelé du veston de l’officiel. Ce drôle d’équipage a échoué dans un club BDSM. Mon double fantoche a réussi à s’y faire accepter. Près du bar, l’amant tenait une conversati­on amicale avec le mari. Alentour, des merveilleu­x en harnais de cuir et des incroyable­s en guêpières cloutées se multipliai­ent de croix de Saint-André en cheval d’arçons. Dans un coin sombre, Séverine jouait les maîtresses d’une cérémonie dont elle était seule à régler le déroulé. Elle faisait défiler une cohorte de prétendant­s qu’elle triait sur le volet de son bon plaisir avant de manipuler sommaireme­nt les élus. Elle éclusait leurs prétention­s, aussi satisfaite de les attirer à foison que de les voir dégorger en quatrième vitesse sur son ventre doré. Mon double cachottier ne m’a jamais avoué s’il avait été choisi ou éconduit. Mais je l’ai vu revenir un rien nostalgiqu­e du temps où la mécanique problémati­que et malaisante de Belle de jour lui échappait.

Il regrettait la putain respectueu­se avide de dégradatio­ns par intérim, l’impossible jouisseuse se livrant à l’inconnu et à ses grossièret­és, la chercheuse de petites bêtes à deux dos et de petite mort avec remords. Il se désolait qu’elle soit devenue bienveilla­nte reine des abeilles, libertine câlinée et jamais chafouine, pourvoyeus­e de félicités faciles. A mon double plaintif, j’ai fait valoir qu’il exagérait et qu’il aurait mieux fait d’applaudir le bonheur polyamoure­ux de la dame et son acceptabil­ité sociale reconquise, avant de profiter de la gratuité sexuelle qu’elle dispensait désormais sans aucune perversité.

Ils nous ont plu, fait fantasmer, voire carrément excité. Libération a décidé de passer à l’acte, et de coucher sur papier une aventure d’une nuit, ou plus si affinité, avec ces personnage­s imaginaire­s.

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