«Tirer», roman d’un monde flottant
Alexandre Valassidis plonge son lecteur dans une atmosphère vaporeuse que viennent parasiter les bribes d’un passé inquiétant.
Ala lecture de Tirer, on est à peu près sûr de rien. Qui est le narrateur ? D’où vient-il ? Que fuit-il ? Lui-même peine à donner des réponses. Plongé dans le labyrinthe de ses souvenirs, il tente d’en remonter le cours et de comprendre ce qui l’a amené au septième étage d’un immeuble, un revolver dans la poche. Le deuxième roman d’Alexandre Valassidis, publié dans la collection «Scribes» dont il était le premier auteur à la rentrée 2022 avec Au moins nous aurons vu la nuit, poursuit sa recherche poétique et nébuleuse si réussie dans Tirer.
Le narrateur, dont on ne connaît pas le nom, se trouve d’abord devant la porte d’un appartement, puis sur une plage ensoleillée. De retour à l’appartement, on le pousse de force à l’intérieur. Les deux lieux se superposent comme «en surimpression» dans son esprit, produisant «des images imprécises aux couleurs trop mélangées». Un peu plus tard apparaît le souvenir du jour où, enfant, il a retrouvé son chien mort. Tout au long du livre, le cheminement déroutant du personnage suit ainsi ce «tracé flou sur une carte brouillée», de flash-back en flash-back. Il essaie tout de même de relier ces bribes de vie entre elles, d’y trouver une logique : «Sans doute que rien n’arrive jamais complètement au hasard. Que les époques et les événements se tiennent par des fils ténus.» L’homme se rappelle par intermittence du temps où il vivait avec ses oncles dans une maison près d’un lac et de la boîte dans laquelle se trouvait le révolver. Le jour où ses oncles rentrent recouverts d’un sang qui n’est pas le leur, le narrateur prend la fuite. A-t-il peur ? Détient-il une part de responsabilité ? Les explications rationnelles importent peu finalement. Ce qui prime ici, c’est le voyage intérieur.
Nous sommes prisonniers de ce monologue oppressant. Sans dialogue ou parole directe, l’environnement sonore parvient comme étouffé à travers une vitre. Lorsque le narrateur se rend dans un dancing sombre, des hommes l’interpellent, mais impossible pour lui de comprendre la teneur du propos : «Des mots que la musique a noyés, une phrase dont je ne pouvais même pas assurer qu’elle avait été prononcée dans ma langue.» Cette incapacité à communiquer illustre la grande solitude de l’homme, toujours en position d’observateur, sans jamais prendre part au monde. Il peut «voir sans être vu». Cet isolement le transforme en cible idéale, selon lui : «J’ai soudainement pris conscience que je n’étais pas des leurs. Je me suis mis à penser qu’on pourrait m’agresser à tout moment, pour cette unique raison. Cette peur-là a germé en moi, saillante.» La paranoïa du personnage finit alors par lui faire presser la détente du revolver.
ALEXANDRE VALASSIDIS
Tirer, Gallimard, «Scribes», 112 pp., 16 € (ebook : 11,99 €).