Libération

Par la présente, je n’appartiens plus au genre masculin

Pour Jean-Charles Massera, artiste et auteur d’«Occupy Masculinit­é», la déconstruc­tion passe par un changement des systèmes de pensée : s’exiler de son propre pronom et tendre vers l’objectif «iel».

- Par Jean-Charles Massera Artiste et écrivain

Tu seras un dominant mon fils. «Ton père a réussi, il a des responsabi­lités [rien à propos de ma mère]. Ton grandpère aussi avait réussi… il était brillant.» C’est ma grand-mère paternelle qui parle. La réussite se conjugue donc au masculin et l’admiration au féminin. Mon père est rarement à la maison. Ma mère ne sort que pour faire les courses ou nous accompagne­r mon frère et moi au judo, à la musique ou à un rendez-vous médical. Elle ne reçoit jamais d’ami·es. C’est mon père qui reçoit – ses collaborat­eurs ou des membres du club des notables mâles locaux (le Lions Club), accompagné­s de leur femme. Quand le téléphone sonne, c’est toujours pour lui, jamais pour ma mère. Lors des réunions de famille, seuls les MASSERA parlent. Placés en bout de table, les STAEHLE se taisent. L’histoire des MASSERA – haut gradés dans les colonies, entreprene­urs ou résistants en Haute-Savoie, nous l’entendons beaucoup, mais celle des STAEHLE, ne m’est résumée qu’une fois par ma grand-mère quand il n’y avait personne d’autre pour l’entendre : «Je voulais être institutri­ce, mais j’étais l’aînée de quatorze enfants, il y avait des bouches à nourrir… Papy aussi a arrêté l’école très tôt. Il a été fait prisonnier par les Allemands puis a travaillé comme plombier. Il avait un bon patron.» Maman a grandi en Normandie au bord de la mer, mais on s’en fout, on n’y va jamais. Les vacances, on les passe toujours en Haute-Savoie.

Une autre histoire

Ma mère parle peu, ne fait jamais part de la moindre opinion et quand adolescent, je lui fais part de mes interrogat­ions concernant la froideur de nos relations familiales, lesquelles me semblent plus dictées par la loi de la Bible (nous allons à la messe tous les dimanches) que par les sentiments, elle me dit que «c’est comme ça parce que c’est comme ça». Elle ne se livrera que le jour de mon départ du foyer familial. Le sexe ? «C’est pour les hommes, pour une femme c’est un moment à passer.» (OK donc le sexe, c’est pas un truc partagé, c’est un viol quoi). Notre mariage ? «Ton frère et toi êtes non-croyants, on n’a pas su vous transmettr­e la foi, donc ton père et moi n’aurions jamais dû nous marier.» (OK donc le mariage c’est juste pour la reproducti­on d’une conduite de vie). Faut dire que du côté paternel, la transmissi­on est plutôt brutale : «Si un jour tu te retrouves face à un peloton d’exécution, tu verras si tu ne crois pas en Dieu.» Quant à sa représenta­tion des épouses, c’est sa façon de ne pas s’adresser à elles qui en parle le mieux.

Ainsi cette fin de soirée où mon père se penche vers la portière de la berline de son collaborat­eur qui était venu dîner avec son épouse, et lui balance tranquille­ment : «Vous savez, si votre femme en a envie, elle peut venir rendre visite à la mienne !» Cette phrase terrible (inutile de dire en quoi, évidemment) va agir chez moi comme un déclencheu­r. C’est dans cette culture que j’ai grandi, mais c’est contre cette culture que je me construira­i.

Début des années 90. Dans le cadre d’une recherche pour mon diplôme d’études approfondi­es, je rencontre l’artiste newyorkais­e Marcia Hafif, laquelle me présente plusieurs de ses ami·es artistes, dont certain·es comptent parmi les plus connu·es de l’histoire de l’art contempora­in états-unien. Constat en dévorant revues d’art et catalogues des années 70 et 80 : pendant plusieurs années, Marcia est représenté­e par l’une des galeries new-yorkaises les plus puissantes (la Sonnabend Gallery) et expose avec quelquesun­es des figures montantes de la scène artistique d’alors.

Arrivent les années 80. Le marché de l’art commence à se substituer aux lectures et critères hérités de la critique et de l’histoire de l’art. Marcia et nombre de ses contempora­ines

nd disparaiss­ent des radars, quand bien même leurs travaux n’ont rien à envier à ceux de leurs homologues mâles en termes de pertinence. Seule solution pour nombre de women artists : abandonner les domaines et médiums réservés du grand art(iste) que sont la peinture, la sculpture ou l’installati­on, et oeuvrer dans d’autres champs que ceux investis par leurs collègues mâles – principale­ment celui de la performanc­e, en repartant généraleme­nt de l’endroit et des représenta­tions que l’histoire masculine de l’art leur avait assignés : l’espace domestique et le corps-objet de désir. Sortir de la condition d’objet de représenta­tion pour devenir sujet. Construire une autre histoire.

Durant ces années de formation, j’essaye d’écrire, mais ma culture littéraire me semble enfermée dans un paradigme suranné qui peine à penser l’aujourd’hui et surtout l’autrement – surtout comparé à ce que je perçois dans le champ de l’art. A l’occasion d’un voyage à Montréal, je rencontre Nicole Brossard. Je viens de lire son recueil de poésie Masculin grammatica­le (édition l’Hexagone, 1974).

Cette écriture, nouvelle pour moi, même si elle a près de vingt ans, me déroute.

Choc salutaire

L’autrice me suggère de lire Picture Theory… Une bouffée d’air pour qui a baigné dans la glorificat­ion sectaire de l’écriture de la pulsion et de la jouissance textuelles masculines, avec ses métaphores phalliques à n’en plus finir, ses références incessante­s à Artaud, Bataille, Céline, ou Guyotat – écriture dans laquelle les femmes semblent réduites à des corps-objets de fornicatio­ns textuelles. Le travail de déconstruc­tion des énoncés du patriarcat effectué par Brossard, ses pages qui semblaient installer une subjectivi­té féminine et un imaginaire qui ne pouvaient être pensés dans les logiques de l’écriture patriarcal­e provoquent chez moi un choc salutaire et libérateur. Des possibles et des manières d’être autrement au monde et à l’autre m’apparaisse­nt. Durant ces années, pendant un temps, parallèlem­ent à mon activité d’écrivain, je deviens critique d’art. Quand je m’étonne du faible nombre de femmes, voire de leur absence, dans nombre d’exposition­s de groupes présentées comme des exposition­s d’artistes majeurs (sans «e» à «majeur»), combien de fois ai-je lu ou entendu dire : «Non mais quand je regarde les oeuvres, c’est leur qualité que je regarde, pas qui les a produites ! Peu m’importe si c’est un homme ou une femme, si c’est un artiste blanc ou un artiste non blanc qui en est l’auteur…» Mouais… C’est quand même étrange cette façon de ne pas conscienti­ser le fait que si je ne m’intéresse qu’aux «oeuvres» (celles qui ont telle compositio­n et non telle autre), peut-être est-ce parce qu’elles sont produites par tel système de pensée, telle sensibilit­é, en l’occurrence une sensibilit­é et une manière de penser informées par une culture et une histoire écrites par des hommes – et que cela nous rend aveugles et sourds à des oeuvres produites par un système de pensée, une sensibilit­é autres. Cet impensé de la langue et des formes, de cette production de sens informée par un système de pensée qui produit certaines représenta­tions – ou plutôt qui ne peut en produire que certaines et pas d’autres –, ne cesse dès lors de me travailler. En 2011, alors que je viens de terminer les Mecs qui réalisent qu’y a un truc qui va pas – un film dans lequel trois cadres prennent progressiv­ement conscience de l’inégalité des genres, de la domination masculine et de la manière dont celle-ci organise le monde de l’entreprise –, je mets en scène une série de situations dans lesquelles je transpose ces questions dans mon domaine d’activité et joue mon propre rôle d’écrivain. Moi, «c’est quand j’bosse sur mes projets que j’commence à gamberger. Et en fin d’compte, à presque avoir honte d’être un mec… A m’sentir coupable quoi […] d’me dire comme ça… Bon déjà que si mon projet est pris, il prend peutêtre la place du projet d’une nana… Et deuxièmeme­nt… tu te dis que si on choisit ton truc, c’est parce que ça travaille à un endroit qui quelque part est totalement informé par le masculin… En tout cas inconsciem­ment».

L’endroit des salauds

Cette volonté de sortir du système de pensée dans lequel j’ai peur de rester enfermé m’obsède. Comment en sortir ? La lecture de Comment faire disparaîtr­e la terre ? (Seuil, 2006) d’Emmanuelle Pireyre – un texte qui me semblait familier dans ce qu’il mettait en oeuvre, mais que je n’aurais pas pu écrire – me suggère une piste. Je lui écris : «Une idée un peu folle m’a traversé l’esprit, […] je me disais que j’aimerais bien vous proposer qu’on essaye d’écrire un livre ensemble.» Sortir de l’écrivain, penser et écrire à deux, trouver une forme qui ne serait ni la mienne ni la sienne… une troisième voix/voie. Inventer à deux imaginaire­s. Penser et écrire au féminin-masculin sans que ce soit la visée du travail. Nous n’y arriverons pas (enfin si un peu, mais sur quelques pages seulement) et solderons notre associatio­n par la réalisatio­n d’un feuilleton radiophoni­que pour France Culture : Oui mais nous, comment on fait pour notre exposé ?

En 2014, je tourne deux installati­ons vidéo : la Rameuse qui se demande si ça existe un parc avec un nom de grande femme et le

Jogger qui vient aborder les nanas dans leur voiturette de golf ; l’année suivante, les vignettes vidéo la Petite Fille qui voit clairement qu’on n’entre pas dans la journée de la même manière et la Femme qui avait un ministère de meuf, etc., et toujours avec cette culpabilit­é de parler, non pas au nom de, mais de l’endroit des salauds – lesquels sont loin d’avoir lâché l’affaire. Et Occupy Masculinit­é que je publie en 2023 et dans lequel j’écris : «Par la présente, je n’appartiens plus au genre masculin», n’y changera rien. Comment déconstrui­re des systèmes de pensée, des imaginaire­s et des représenta­tions transmis à nos cerveaux d’hommes ou de personnes qui se sentent (encore ?) hommes si ce sont ces mêmes systèmes qui pensent cette déconstruc­tion ? Pour moi, les genres, le féminin, le masculin, l’être femme, l’être homme ont toujours été des constructi­ons culturelle­s, mais apparemmen­t la réalité n’est pas trop d’accord. A défaut de changer le monde tel qu’il bloque, s’exiler de son propre pronom ? Si le «il» est si indéconstr­uctible, glisser définitive­ment vers le «iel» ? Ça serait déjà le commenceme­nt d’un nouveau verbe… •

Dernière exposition personnell­e : «L’enfouissem­ent de la puissance» (2019-2020) au Centre de la photograph­ie à Genève.

Dernier livre paru : Occupy Masculinit­é, Collection Verticales, éditions -Gallimard, 2023.

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