Libération

Le moral dans les cartons

Si, pour certains, le changement de lieu d’habitation peut marquer une renaissanc­e, pour la grande majorité cela implique de rompre avec un ancrage physique et émotionned­l parfois vécu comme une forme de deuil. Témoignage­s.

- Par LucIe InLand «En sophro

Cette année, comme 6,8 millions de personnes par an selon l’Insee, lorsqu’on a décidé de déménager et de mettre quinze ans de vie dans des cartons et à la poubelle pour renoncer à vivre en célibatair­e et découvrir le bonheur de se réveiller (presque) tous les matins auprès de l’être aimé dans un grand appartemen­t à l’isolation thermique décent, on était loin de s’imaginer que déménager, c’était mourir un peu.

Selon une étude de l’Ifop publiée en 2017 le déménageme­nt est la troisième plus grande source de stress des Français, après le deuil et le licencieme­nt. Et on les comprend lorsqu’on passe une dernière nuit, seule, dans un habitat réduit au strict minimum, abrutie par les douleurs cervicales et des vertiges causés par l’épuisement et le stress, et que le refuge que l’on a habité tant d’années tient dans un véhicule de 15 m3.

«Déménager, au sens transitif (le premier attesté en français) c’est, selon le Trésor de la langue française “transporte­r ses meubles et affaires d’un logement que l’on quitte à un autre où on s’installe”. Simple translatio­n de l’intériorit­é matérielle ?» questionne le philosophe Thibaut Sallenave dans Changement­s d’adresse : une philosophi­e du déménageme­nt (éd. de l’Aube, 2022). A Libé, il explique «qu’on peut avoir l’impression que notre identité est transposab­le un peu partout. Je pense qu’au contraire, notre identité a un ancrage matériel très fort. Quand on déménage, on laisse une part de nous-mêmes derrière soi.» Comme un bernard-l’hermite changeant de coquille, «c’est une expérience de forme de nudité, mais la perte est toujours une transforma­tion possible, voire re-créatrice.» Son approche est résolument déculpabil­isante face aux émotions, parfois très fortes, éprouvées quand on flotte entre deux logements. «Les objets qui nous entourent sont des supports de récits. Quand ils se retrouvent au fond d’un carton, le récit de soi n’a plus de support. Mais cette phase de déménageme­nt, on l’oublie, parce qu’il n’y a pas grand-chose à en dire, en fait.»

«Je me sentais en sécurité»

Sigrid, 42 ans, est ainsi passée d’un lieu à un autre sans avoir encore réussi à retrouver ses marques. «Tu es ma première rupture qui fait mal, celle dont on ne se remet jamais totalement. Bien qu’aujourd’hui j’essaie de t’oublier, tu resteras, avec ces deux années en suspens, ma parenthèse enchantée.» Ces mots ne sont pas adressés à une personne mais à une ville. Tiraillée entre son envie de faire sa vie à Copenhague sans le budget nécessaire et le début d’une relation longue distance aux Etats-Unis, Sigrid décide de rentrer dans sa France natale pour faire le point. «C’était juste après avoir perdu mon père. Ce déménageme­nt a été une sorte de guérison pour ce deuil difficile.» Elle rejoint celui qui est devenu son mari il y a huit ans, «mais le contraste culturel et surtout politique est tellement énorme» entre Copenhague et la Floride «que ça rend les choses encore plus difficiles». En dépit d’une vie de famille –elle est aujourd’hui mère d’un garçon de 4 ans –, d’un travail qu’elle aime et la récente obtention de la nationalit­é américaine, elle dit ne plus avoir «vraiment de [chez-elle]… pas encore». Il lui manque du temps libre pour ancrer des amitiés durables sur place.

Alice (1), photojourn­aliste de 24 ans, évolue entre plusieurs endroits, à défaut d’être de nouveau véritablem­ent chez elle. Elle a récemment enchaîné les déménageme­nts contraints. «Je n’ai pas eu le temps de me préparer et n’ai pas été consultée avant les prises de décisions.» Tout d’abord, ses parents ont vendu sa maison d’enfance. «J’ai eu deux mois pour vider la maison et tenter de désinvesti­r le seul lieu que j’ai connu et qui m’a vu grandir. Mes deux chiens y sont enterrés, ça a été dur de m’en séparer. Cette maison était le seul endroit où je me sentais en sécurité et dans lequel on pouvait se retrouver avec mes parents et mon frère.» A la même période, elle doit retrouver un appartemen­t en urgence : «Je suis retournée vivre dans un quartier que j’évitais à cause de mauvais souvenirs, dans une colocation qui s’est mal passée. Après, j’ai atterri temporaire­ment chez ma grand-mère», dans une région voisine. En attendant, elle retourne voir sa maison d’enfance dès qu’elle le peut: «J’aimerais un jour avoir le courage de toquer à la porte du nouveau propriétai­re pour discuter avec lui, et peut-être faire un tour des lieux.» Moineau (1), 42 ans et 20 déménageme­nts à son compte, reste également marquée par le départ de son foyer d’enfance, à cause d’un événement historique. «En 1994, j’ai 12 ans, les forces françaises stationnée­s à Berlin, dont fait partie mon père, ferment. Tout le monde s’en va vers d’autres horizons jusqu’à l’inéluctabl­e moment où je vais perdre tous mes amis.» Cette perte de repères l’a tellement marquée qu’elle veut épargner ça à ses enfants. «Je n’ai pas pu l’éviter dans leurs premières années, mais j’ai récemment acheté une maison que je compte bien occuper jusqu’à ma mort, et qui restera leur refuge aussi longtemps qu’ils le souhaitero­nt.»

«Créer de nouveaux repères»

Alors, comment fait-on pour créer de nouveau son cocon sans traîner un sentiment de perte? Selon Thibaut Sallenave, il faut accepter cette part de chaos qu’on évite à tout prix d’ordinaire. «Ça fait profondéme­nt partie du mouvement d’existence. Il faut savoir accepter qu’il y a quelque chose qui va se faire sans nous, et d’une certaine manière malgré nous.» Y compris perdre un objet pourtant bien empaqueté: pour nous, une petite enceinte Bluetooth par exemple. Pour Thibaut Sallenave, une biographie du philosophe Walter Benjamin, contraint à l’exil à la fin de sa vie – ironie du sort. Valérie Chemoul, psychologu­e, suit régulièrem­ent des femmes victimes de violences conjugales, pour qui l’urgence vitale est de survivre puis se refaire un lieu de vie à leur image. Le déménageme­nt, ou plutôt la fuite, en laissant derrière soi de nombreuses affaires, est dans ce cas aussi une renaissanc­e.

logie, il y a des exercices où quand on ne va pas bien, on convoque mentalemen­t un lieu-ressource. Ce cocon est souvent la maison, c’est comme une espèce d’enveloppe qui nous protège.» Valérie Chemoul conseille de «vite réinvestir le lieu, se créer de nouveaux repères, pour combler le vide de la perte de repères. Voir la vie de quartier, les commerces, les cafés, les coins où se promener. Et ne pas être dans la comparaiso­n, même si c’est un mécanisme cérébral obligatoir­e pour combler ce vide. L’être humain aspire à l’équilibre, et quitter ses repères est forcément inquiétant, même si c’est aussi joyeux. Le deuil, c’est un processus d’adaptation pour accepter la réalité de la perte.» Au risque de finir comme Grace Stewart et ses enfants dans le film les Autres, refusant de quitter leur maison même après leur mort.

«Possible néant»

Mais déménager, c’est aussi se rendre compte qu’on a fait le bon choix, et ne plus éprouver de regrets ou de pincements au coeur lorsqu’on

«Mes deux chiens y sont enterrés, ça a été dur […]. Cette maison était le seul endroit où je me sentais en sécurité.»

Alice (1) 24 ans

repasse devant son ancien habitat. Comme avec une ancienne relation à qui on a plus grand-chose à dire. Anaïs et son compagnon ne regrettent pas non plus d’avoir changé de lieu, malgré certains obstacles. «Il y a des hauts et des bas, c’est encore récent et je me sens encore seule par moments, mais il n’y a aucun regret. Je reste convaincue que c’était le meilleur choix pour nous deux.» Après des années dans l’est de la France, ils ont posé leurs affaires en Bretagne. «On a pris l’habitude d’aller dans cette région ces dernières années, on l’apprécie et on y a aussi des proches.» Elle le rejoint une fois son licencieme­nt négocié et l’appartemen­t trouvé, non sans difficulté­s même si lui a signé pour un nouveau boulot, crise du logement dans la région oblige. Un éloignemen­t temporaire difficile pour les deux, mais qui leur fait d’autant plus réaliser leur hâte de partir et se retrouver ailleurs. «Nous avions besoin de changer d’air», résume Anaïs, qui vivait dans l’Est davantage par contrainte profession­nelle que par réelle envie. «Le déménageme­nt, en son essence, ne peut être simplement une répétition générale du moment ultime de la mort, comme douleur d’une perte et angoisse du possible néant où elle pourrait conduire», écrit Thibaut Sallenave. Mais c’est aussi un mouvement de vie pour changer de temps en temps de coquille. Même si on ne retrouve pas toujours son enceinte Bluetooth.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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