Libération

Yuval Bitton, le dentiste israélien qui a sauvé la vie de Sinwar

- NICOLAS ROUGER Correspond­ant à Tel-Aviv

L’ex-chef du renseignem­ent pénitentia­ire et médecin de Yahya Sinwar lorsqu’il était en détention raconte à «Libération» ce qu’il a appris d’années passées à côtoyer le nouveau chef du Hamas, un mouvement que le leadership civil et militaire de l’Etat hébreu «ne connaît pas», estime-t-il.

Dans le salon spartiate de Yuval Bitton, dans un petit kibboutz à une trentaine de kilomètres de la frontière avec Gaza, des pancartes à l’effigie de son neveu Tamir Adar, 38 ans, traînent un peu partout. Sous la photo, une phrase devenue célèbre à travers le monde, «Bring Them Home» («ramenez-les à la maison»). Mais Tamir ne rentrera pas. Il a été tué en défendant son kibboutz de Nir Oz pendant l’attaque terroriste du Hamas le 7 Octobre, et seule sa dépouille est encore retenue dans Gaza. «Il faisait partie de la brigade de sécurité, donc dès que les sirènes ont commencé, il est sorti pour prendre son poste. Sa femme et ses deux enfants ne l’ont pas revu, raconte Yuval Bitton. Mais il les a quand même sauvés : un mois avant l’attaque, il avait installé une barre pour fermer la porte de l’abri de l’intérieur.» Yuval Bitton est grand et sec. Il a passé près d’un quart de siècle à servir sous l’uniforme du service pénitentia­ire israélien. Ce n’était pas ce qu’avait prévu le dentiste de 28 ans quand il a intégré la clinique de la prison de Nafha, au milieu du désert du Néguev. On y comptait alors 250 prisonnier­s palestinie­ns, dont un certain Yahya Sinwar – militant du Hamas, devenu mardi le numéro 1 de l’organisati­on. A Nafha, puis dans le complexe pénitentia­ire de Beer Sheva, le jeune dentiste découvre un monde que la plupart des Israéliens ne connaissen­t pas. «Les prisonnier­s palestinie­ns vivent une vie complèteme­nt différente des prisonnier­s de droit commun. Ce ne sont pas des criminels. Ils vivent au sein de leur faction, ce qui détermine tout leur mode de vie, explique Yuval Bitton. Les prisonnier­s du Fatah ont des règles, mais ils fument, ils mangent ce qu’ils veulent. Les partisans du Hamas, par contraste, vivent une vie d’ascète, concentrés autour de la religion. Ceux du Jihad islamique sont beaucoup moins discipliné­s : ils préfèrent souvent être dans une aile du Fatah, parce que les conditions sont plus souples.»

Au fil des années, le dentiste apprend l’arabe et accumule une connaissan­ce très concrète et très humaine aussi de la société palestinie­nne – il n’a jamais eu peur d’aller boire une tasse de thé ou de parler foot avec des individus parfois responsabl­es de la mort d’une cinquantai­ne de personnes. «Tu sais que je peux reconnaîtr­e les prisonnier­s à leurs dents ? expliquet-il. Au Hamas, ils ne mangent pas de sucre, ils ne fument pas, ils ont rarement des problèmes dentaires. Mais les dents des Gazaouis brunissent vite, parce qu’il y a trop de fluor dans l’eau. Ils ont des dents très solides, mais marron.»

«UN ABCÈS CÉRÉBRAL QUI AURAIT PU ÊTRE FATAL»

En prison, le leader de chaque faction, dont le Hamas, est élu par ses pairs, comme c’est le cas dehors. «Une organisati­on terroriste mais démocratiq­ue», raille Yuval Bitton. Condamné en 1989 à quatre peines de prison à perpétuité pour le meurtre de deux soldats israéliens et cinq civils palestinie­ns, Yahya Sinwar, qui était à la tête d’une redoutable brigade chargée de traquer et exécuter les collaborat­eurs palestinie­ns, alterne le pouvoir avec son ami Rawhi Mushtaha. Sa condamnati­on à vie a propulsé sa carrière politique, mais il en profite aussi pour apprendre l’hébreu, dévore les livres et les magazines israéliens, cherche à comprendre comment fonctionne cette société qu’il désire si fort détruire.

Il refuse généraleme­nt de parler avec les surveillan­ts, jusqu’en 2004 quand, se plaignant de douleurs à la tête et de vertiges, il est emmené à la clinique de la prison. Les docteurs sont perplexes, mais Yuval Bitton s’inquiète quand Yahya Sinwar, qu’il a vu à plusieurs reprises, ne le reconnaît pas. «J’ai compris qu’il avait fait un AVC. A l’hôpital, ils ont trouvé un abcès cérébral, qui aurait pu être fatal. Quand je suis allé lui rendre visite, Sinwar a demandé à un garde arabe de m’expliquer qu’en tant que musulman, il avait une dette envers moi, qu’il me devait sa vie.» Il fait une pause en regardant le portrait de son neveu. «Finalement, il m’en a pris une autre.»

Entre 2004 et sa libération, en 2011, Sinwar insistera pour ne parler qu’au «Docteur». «Nous parlions surtout d’idéologie, il voulait me faire partager ce que pense le Hamas», raconte Yuval Bitton, qui peint l’image d’un homme à l’intelligen­ce obstinée, aussi pieux qu’ambitieux, avec une déterminat­ion parfois sanglante. «Pour lui, il n’y a que le pouvoir, la guerre et la religion. Pas de compromis, que la force. Il pense être un nouveau Saladin.» En 2008, on propose à ce dentiste habitué des cellules de rejoindre le renseignem­ent pénitentia­ire. Il en gravira les échelons jusqu’à chapeauter la division, de 2018 à 2021.

«Notre ordre de mission était de déjouer des attentats potentiels planifiés depuis les prisons, et d’éviter que les factions s’y renforcent», explique Yuval Bitton. Pour cela, les geôliers israéliens exacerbent les divisions à l’intérieur de la société palestinie­nne. «La prison fait partie du réseau militant palestinie­n,

«La prison est le maillon le plus important du réseau militant palestinie­n. Dehors, il n’y a pas d’espace commun pour des Palestinie­ns qui viennent de Jérusalem, de Gaza, de Hébron. A l’intérieur, ils peuvent se voir, ils peuvent parler, ils peuvent s’organiser.»

Yuval Bitton

c’est même le maillon le plus important de la chaîne, explique Yuval Bitton. Dehors, il n’y a pas d’espace commun pour des Palestinie­ns qui viennent de Jérusalem, de Gaza, de Hébron. A l’intérieur, ils peuvent se voir, ils peuvent parler, ils peuvent s’organiser aussi. Notre stratégie est donc d’essayer de créer des divisions.»

LIBÉRATION DU SOLDAT GILAD SHALIT

Il regrette que ses connaissan­ces n’aient pas davantage été mises à profit par le reste du renseignem­ent israélien. «Chaque agence de renseignem­ent pense être meilleure que les autres. La tendance est de garder l’informatio­n pour soi. C’était la même chose aux Etats-Unis avant le 11 Septembre. Or, la conduite de la guerre actuelle en paie le prix : notre leadership civil comme militaire ne connaît pas le Hamas.»

Yuval Bitton faisait partie de l’équipe israélienn­e qui a négocié l’accord de libération du soldat israélien Gilad Shalit, en échange de 1 026 prisonnier­s palestinie­ns, dont Yahya Sinwar, en 2011. «J’étais contre. C’est compliqué, parce qu’Israël se doit de sauver chaque soldat, pour le symbole, et pour tous les autres qui viendront se battre après lui. Mais jusque-là, le Hamas était contrôlé par l’échelon politique, qui était plus pragmatiqu­e, plus prêt à négocier. Il était très clair que Sinwar allait prendre le contrôle de Gaza, et que tout allait changer.» Six ans plus tard, en 2017, l’ancien prisonnier devenait en effet chef du Hamas à Gaza. Et, après l’assassinat le 31 juillet du chef de l’aile politique, Ismaïl Haniyeh, le voici désormais propulsé au sommet du mouvement.

Depuis le 7 Octobre et les représaill­es qui ont suivi contre Gaza, les médias font la cour à Yuval Bitton, le questionne­nt pour mieux cerner l’élusif Yahya Sinwar. Ils ne sont pas les seuls: le renseignem­ent israélien, humilié par l’attaque terroriste, est aussi venu lui demander conseil. «Je leur ai dit que Sinwar allait d’abord libérer les femmes et les enfants, parce qu’ils sont encombrant­s et que l’opinion publique internatio­nale est contre le Hamas.» Il secoue la tête. «Et pourtant, le gouverneme­nt vient encore dire que c’est grâce à la force qu’il y a eu des libération­s d’otages !» Il dénonce l’incapacité du gouverneme­nt israélien à accepter l’existence même d’un peuple palestinie­n. Pour lui, Israël a agi sans réfléchir. «A mon avis, Sinwar n’était parti que pour prendre quatre ou cinq soldats le 7 Octobre, mais il a eu trop de “réussite”. Et évidemment, derrière, nous avons surréagi. En fin de compte, les décisions de Sinwar vont détruire le Hamas.» L’actualité semble lui donner raison : le leadership du mouvement, et surtout le cercle rapproché de Sinwar, a été décimé par des frappes israélienn­es sans merci pour les civils gazaouis, et en assumant les risques d’une escalade régionale. Ismaïl Haniyeh, directeur du politburo, assassiné dans son lit en plein Téhéran; Mohammed Deif, chef de la branche armée du Hamas, tué par une frappe meurtrière au sein de la zone «humanitair­e» de Gaza; et puis Rawhi Mushtaha, bras droit de Sinwar à l’époque de leur détention, fondamenta­liste taciturne qui a toujours refusé d’apprendre l’hébreu, selon Yuval Bitton, tué dans un tunnel de Gaza il y a quelques jours… L’étau semble se resserrer autour de Sinwar, mais à quel prix ?

«Aujourd’hui, Sinwar n’a peur que d’une chose : perdre le contrôle sur Gaza», explique Yuval Bitton, pour qui la victoire militaire totale que vante Benyamin Nétanyahou n’est qu’une illusion. «La survie du Hamas dépend du contrôle civil de Gaza. Nous aurions dû amener le Fatah avec nous dès le premier jour de l’offensive terrestre. Le Hamas sait se battre contre Israël, c’est son ennemi naturel. Contre le Fatah, c’est beaucoup plus compliqué.» La scission de 2007 entre le Fatah et le Hamas était arrivée comme du pain bénit, se souvient-il. «Ils ont fait le boulot à notre place, l’un voulant toujours affaiblir l’autre. Des militants du Fatah m’ont dit eux-mêmes : le Hamas a brisé le rêve palestinie­n, en a fait un conflit religieux au lieu d’un conflit national, dans lequel aucun compromis n’est possible.» Les massacres de Gaza et la perte abyssale de légitimité populaire du Fatah de Mahmoud Abbas aidant, les factions palestinie­nnes semblent aujourd’hui avoir dépassé cette phase de division – au moins symbolique­ment – en signant un accord de réconcilia­tion à Pékin le 23 juillet.

L’ancien cadre pénitentia­ire ne veut pas, en revanche, se prononcer sur les conditions de vie atroces auxquels sont aujourd’hui soumis de nombreux prisonnier­s palestinie­ns. Il attribue les dérives de la prison de Sde Teiman, qu’un avocat a estimée «pire qu’Abu Ghraïb», en raison de la gestion par l’armée du centre de détention. Yuval Bitton se dit convaincu qu’Israël «joue selon les règles, c’est ce qui fera notre victoire, c’est la moralité».

Le départemen­t carcéral est pourtant en pleine mutation sous la tutelle de l’actuel ministre de la Sécurité nationale, le suprémacis­te Itamar Ben-Gvir. Depuis le 7 Octobre, les autorités israélienn­es ont arrêté plus de 9 000 Palestinie­ns en Cisjordani­e, et plusieurs milliers d’autres à Gaza. Ils sont retenus dans des conditions indignes, torturés à l’abri des regards de la communauté internatio­nale, et même de la Croix-Rouge. D’après les rares avocats autorisés à y entrer et les témoignage­s de ceux qui en sortent, les prisonnier­s sont victimes de violences physiques, psychologi­ques et sexuelles. Des conditions parfaites pour nourrir, encore et encore, le cycle de violence et de vengeance qui détruit depuis si longtemps la région.

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PHOTO A. SHAAR-YASHUV. NEW YORK TIMES. REA Yuval Bitton le 7 février dans la maison de son neveu Tamir Adar, tué le 7 Octobre dans l’attaque de son kibboutz par le Hamas.

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