Une image si grise
C’est l’histoire d’une photo de vacances fixée sur une porte de réfrigérateur dans une maison de Bristol, en Angleterre. C’est l’histoire tellement banale de cette envie très humaine de reproduire des années plus tard le même cliché, au même endroit, avec le même angle de vue, le plus précisément possible. Immuabilité du décor, quelques changements à la marge plaisants à observer, mais surtout vieillissement des hommes ou des femmes au premier plan. Quelques cheveux gris en plus, ces vêtements aussi qui disent le temps qui a passé. Duncan et Helen Porter, nos deux touristes british qui ont pris la pose la première fois le 5 août 2009, la seconde ce 4 août 2024, devenus parents entre-temps, n’y ont pas échappé. Mais leurs photos racontent un autre choc, car cette fois c’est le décor qui a davantage changé que les hommes. L’arrière-plan : le glacier du Rhône, dans les Alpes suisses. Sa puissance s’impose dans la première image. Sa mort plane au-dessus de la seconde, et Duncan raconte en avoir pleuré. Cette histoire de famille aurait pu rester une histoire de frigo. Si elle a été partagée des millions de fois sur les réseaux sociaux, c’est parce qu’elle raconte l’histoire dramatique du réchauffement climatique, avec un grand R. L’image ne raconte pas la catastrophe à venir. La catastrophe est là, sous nos yeux, dans une image si grise, si triste, qu’elle déborde du cadre. L’impact du réchauffement climatique sur l’avenir des glaciers est connu, documenté depuis des années par les scientifiques, du Giec ou d’ailleurs. Mais l’émotion cette fois s’en mêle, telle un précieux renfort à la démonstration des spécialistes, qui ont établi que 17 % du glacier du Rhône ont fondu entre 2009 et 2024. Ou que 1 000 de ses petits cousins ont disparu des Alpes suisses en quelques décennies. En France, même tragédie : d’ici vingtcinq ans, plusieurs centaines ne pourront plus être pris en photo.
Suite de la page 2 naturel. Mais voir autant de changements en seulement quinze ans… ça fait mal.» S’étirant de 3 600 mètres à 2200 mètres d’altitude, le glacier du Rhône, ou Rhonegletscher en allemand, est le neuvième plus grand glacier suisse. Il irrigue le pays en donnant naissance au fleuve éponyme à l’extrémité orientale du canton du Valais. Ses eaux traversent la vallée de Conches, jusqu’au lac Léman, avant de se jeter dans la Méditerranée. Comme les glaciers du monde entier, il est frappé de plein fouet par la violence du réchauffement climatique d’origine humaine, explique Matthias Huss, qui dirige le réseau suisse des relevés glaciologiques Glamos. «Le retrait du glacier du Rhône a commencé il y a plus de cent ans, mais désormais, tout s’accélère», relate le glaciologue. Entre 2009 et 2024, soit précisément le laps de temps entre les deux clichés de la famille Porter, le glacier du Rhône a perdu 17 % de son volume, rend compte l’expert suisse, qui s’est plongé dans les données. A l’époque de la première photo, un minuscule lac dit «proglaciaire» existait déjà depuis ans à l’extrémité du front glaciaire, résultant de la hausse des températures et du recul de la glace, mais il était presque invisible sous les derniers blocs. Depuis, sa superficie a été multipliée par 18.
«Les années 2022 et 2023 ont été les plus extrêmes jamais observées en termes de perte de glace ici, ce qui a encore accéléré les changements devant le glacier», analyse Matthias Huss. S’agissant de 2024, il est trop tôt pour faire le bilan, mais le scientifique suisse s’inquiète : «L’hiver et le printemps ont été très positifs pour les glaciers, car nous avons eu beaucoup de neige et un temps plutôt frais et pluvieux. Fin juin encore, je vous aurais dit qu’il est possible de voir enfin une année où les glaciers ne perdent pas de glace. Mais le mois de juillet a été trop chaud, la fonte a été importante et les glaciers souffrent. Une fois de plus.»
«Comparateur de temps»
Si la photo touche autant, c’est parce qu’elle est un «comparateur de temps», commente la glaciologue française Heïdi Sevestre, originaire de Haute-Savoie. «On voit bien que le glacier a plus changé que ce couple. Le choc visuel est hallucinant. Il permet de se rendre compte de la vitesse des effets du changement climatique et de la fragilité de la vie», dit-elle. La scientifique sait combien les images peuvent marquer les esprits, «bien plus que n’importe quel article scientifique, aussi sophistiqué qu’il puisse être». Ellemême participe à des sorties scolaires sur la mer de Glace, le plus grand glacier de France, pour sensibiliser à l’avenir des géants blancs dans les Alpes. «Le travail des chercheurs et les publications sont indispensables, mais les émotions sont un outil qu’il ne faut pas négliger, développe-t-elle. Il faut s’adresser à la tête et au coeur des gens.»
Le cliché a touché jusque dans les rangs du Groupe d’experts interdeux gouvernemental sur l’évolution du climat (Giec). A l’image de la viceprésidente du groupe de travail 1 de l’instance, la climatologue suisse Sonia Seneviratne. «J’ai visité le glacier du Rhône avec ma famille lorsque j’étais enfant, je me rappelle qu’il était imposant, raconte-t-elle. Cela fait tout drôle de se dire que les paysages, tels que je les conserve dans mes souvenirs, n’existent plus.»
IllustratIon des déboIres
«On voit bien que le glacier a plus
changé que ce couple. C’est hallucinant.»
Heïdi Sevestre glaciologue française
Amoindri et en danger, le Rhonegletscher n’est qu’une illustration des déboires dans les Alpes suisses. «Son taux de recul est un peu plus faible que celui de la plupart des autres glaciers», précise le glaciologue Matthias Huss. D’après le réseau Glamos, les glaciers helvètes ont perdu près d’un tiers de leur volume, en moyenne, entre 2001 et 2023. Les années 2022 et 2023, caractérisées par des hivers peu enneigés et des étés très chauds, ont été particulièrement dévastatrices pour ces mastodontes de glace: elles ont anéanti, à elles seules, 10% de leur volume. Ces dernières décennies, plus de 1 000 glaciers – de petite taille et souvent sans nom – ont déjà disparu en Suisse, précise Matthias Huss.
«Sans réduction massive de nos émissions de gaz à effet de serre, la totalité des glaciers de basses latitudes d’Europe centrale –y compris les Alpes–, de Scandinavie, de l’ouest du Canada, des Etats-Unis, et de nombreuses autres régions disparaîtront à horizon 2300, détaille la climatologue Sonia Seneviratne, qui se réfère aux travaux du Giec. Cette fonte extrême des glaciers ne pourra être ralentie et stoppée que si nous parvenons à nous libérer extrêmement rapidement de notre dépendance aux énergies fossiles qui comprennent le pétrole, le gaz et le charbon.»
De son côté, Duncan et sa famille espèrent modestement un sursaut de la part des décideurs politiques. «Depuis une dizaine d’années, je m’investis plus pour essayer de trouver des solutions pour l’environnement, raconte le père. Mais c’est un combat que nous sommes en train de perdre. Les gouvernements et entreprises du monde entier ne prennent pas le problème à bras-le-corps. Les scientifiques parlent de “crise” climatique, il est temps que nous agissions en conséquence.»