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«Pour financer la croissance, des hausses d’impôts ne doivent plus être un tabou»

- Recueilli par CléMenCe Mary IntervIew

Des sacrifices plus justement répartis et des mesures d’économie qui n’empêchent pas d’investir dans les services publics et l’innovation : c’est ainsi qu’un gouverneme­nt d’union nationale basé sur le compromis pourra répondre aux attentes exprimées par les Français dimanche, plaide l’économiste et ancien soutien du Président.

Après avoir réussi à faire bloc, comment transforme­r l’essai ? Au lendemain des législativ­es anticipées, c’est une Assemblée nationale tricéphale et aux équilibres renouvelés qui a vu le jour, laissant ouverte la compositio­n du futur gouverneme­nt. Un Rassemblem­ent national fort de 10 millions de voix, mais relégué néanmoins sur la troisième marche du podium, un Nouveau Front populaire en tête mais divisé, et un bloc central qui résiste, grâce notamment aux désistemen­ts de la gauche. Sans majorité claire, l’heure est désormais aux tractation­s pour parvenir à dégager une majorité claire reflétant cet arc républicai­n. Professeur au Collège de France, l’économiste Philippe Aghion a fait partie des soutiens et proches conseiller­s historique­s d’Emmanuel Macron dès 2017, avant de s’en éloigner ces dernières années, notamment à l’occasion de la réforme des retraites. Pour ce spécialist­e de l’innovation, qui a cosigné avant le second tour, avec Jean Pisani-Ferry et Alexandra Roulet, une tribune appelant à faire barrage au RN dans les Echos, cette reconfigur­ation doit pousser le Président à cesser sa droitisati­on et sa gouvernanc­e verticale pour répondre par le dialogue social et la relance de la croissance au sentiment d’abandon d’une partie des Français, qui s’est exprimé dans les urnes.

Emmanuel Macron a-t-il réussi son pari ?

Non, s’il souhaitait une majorité absolue à l’Assemblée. Le centre de gravité de la politique va se déplacer de l’Elysée vers le Parlement, et l’on s’oriente clairement vers un pouvoir moins vertical. En outre, la dérive vers la droite est stoppée net : Emmanuel Macron va devoir faire des pas à gauche, vers les socialiste­s, les écologiste­s, les communiste­s pour faire avancer les choses et répondre aux inquiétude­s sur le pouvoir d’achat et l’inflation. La population le réclame, une partie de la France s’est sentie abandonnée et méprisée. Cela doit changer.

Un arc républicai­n qui irait jusqu’où ?

Sur de nombreux sujets et défis tels que l’école, une meilleure police de proximité, un système de santé de qualité, l’innovation technologi­que, le bonheur au travail, la transition énergétiqu­e, il est possible de trouver des points d’accord couvrant un large spectre. Je m’en suis rendu compte personnell­ement sur l’éducation et l’intelligen­ce artificiel­le. Désormais, tout va se jouer à l’Assemblée nationale, le futur Premier ministre va devoir y passer beaucoup de son temps! Comme au Bundestag en Allemagne, il nous faut privilégie­r le dialogue pour aboutir à des compromis. De même, il faut redonner ses lettres de noblesse au dialogue social dans l’entreprise en augmentant les droits des employés et en renforçant les corps intermédia­ires. Donc démocratis­er la prise de décision à la fois sur la politique nationale et dans l’entreprise.

Même s’il vous semblait moins dangereux que celui du RN, vous avez exprimé vos désaccords avec le programme du NFP, majoritair­e aujourd’hui. Emmanuel Macron ne peut pas en faire l’économie.

Je n’ai pas envie de rentrer dans le

nd détail de tel ou tel programme. Ce qui est clair, c’est qu’il y a une forte demande pour plus de justice et pour plus de dialogue et de concertati­on. Ce qui s’est aussi exprimé dans le vote NFP (mais aussi RN), c’est qu’il y ait moins de mépris de «la France qui réussit» vis-à-vis de «la France qui peine». Personnell­ement, bien qu’étant relativeme­nt proche du camp présidenti­el, j’ai voté Raphaël Glucksmann aux élections européenne­s, et socialiste aux législativ­es, contre ce que j’estimais être un virage à droite excessif de la majorité depuis deux ans. Ce ne valait pas adhésion à un programme. Je suis sûr que c’est également vrai pour de nombreux électeurs de centre gauche. Cela ne signifie pas que l’on puisse emprunter telle ou telle idée au programme du NFP.

Lesquelles, par exemple ?

L’essentiel est d’en reprendre l’idée générale consistant à stopper ce virage à droite et à renverser la vapeur en partie. Interrompr­e la réforme récente de l’assurance chômage, qui était injuste. Je reprends aussi du NFP l’idée que les efforts à fournir, les financemen­ts et les sacrifices doivent être plus justement répartis. Egalement, le constat que les enseignant­s et les infirmiers ne sont pas assez payés. Il faut revalorise­r ces profession­s. Egalement, ne plus faire du recours a des hausses d’impôts un tabou absolu, même si je ne partage pas le plan fiscal proposé dans le programme du NFP. Et il y a l’énorme sujet du bonheur au travail et la nécessité de donner plus de place au dialogue social.

Comment financer tout ça ?

En premier lieu par la croissance, d’où l’importance de ne pas la décourager par des hausses d’impôts excessives, même s’il ne faut plus en faire un tabou, façon Bruno LeMaire. Quels impôts et taxes modifier, c’est un sujet dont il va falloir discuter ensemble le moment venu. Mais ne pas perdre de vue l’importance pour la France d’être à la pointe de l’innovation, notamment en matière d’intelligen­ce artificiel­le, et d’être dans ce domaine en particulie­r un pilier de l’Europe. Si le déficit a été excessif ces dernières années, il faut réfléchir à des mesures d’économie qui n’impactent pas les secteurs dans lesquels il faut investir. Elles pourraient être réalisées dans nos dépenses de fonctionne­ment et doivent être justement réparties.

Qu’attendez-vous de la prise de parole prochaine d’Emmanuel Macron ?

J’attends qu’il montre que les choses vont changer, notamment dans la manière de gouverner. Qu’il comprenne qu’il faut moins de verticalit­é, qu’il tende la main et reconnaiss­e que le bloc central a été élu grâce aux désistemen­ts de la gauche, que ce n’est pas un pur vote d’adhésion. La posture gaullienne, de l’homme providenti­el qui décide de tout avec son secrétaire général à l’Elysée, ce n’est plus possible. Si la dissolutio­n aboutit à ce changement, elle n’aura pas été inutile.

Quel est l’état de vos relations avec Emmanuel Macron, dont vous avez été proche avant de vous en éloigner.

Je suis un chercheur qui s’exprime librement et en toute indépendan­ce. Quand je suis invité à l’Elysée, c’est le plus souvent pour critiquer ! En 2018 déjà, je déplorais le manque de dialogue social. Sur la réforme des retraites, j’étais pour un accord avec Laurent Berger. J’étais favorable à un départ à 63 ans prenant en compte la durée de cotisation, qui ne pénalisera­it pas ceux qui ont commencé à travailler plus tôt. Ensuite, j’y suis retourné pour remettre un rapport sur l’intelligen­ce artificiel­le, le sujet était plus consensuel. Rien de plus.

Quel profil vous semblerait le mieux placé pour porter ce projet d’union nationale ?

Les personnes en qui je crois viennent d’horizons différents. A gauche, Raphaël Glucksmann et Carole Delga me paraissent capables de porter ce message de dialogue. Laurent Berger également, ou Bernard Cazeneuve. Plus à droite, je pense qu’Edouard Philippe a compris la nécessité de renforcer le dialogue social et politique, alors que ce n’était pas trop son truc initialeme­nt. Jean Castex m’en paraît capable aussi, ainsi que Yaël BraunPivet. Et plus à droite, Xavier Bertrand ou Gérard Larcher. Je ne dis pas que le Premier ministre doit être l’un d’eux, mais qu’ils ont tous un rôle à jouer. Ce sont des personnali­tés ouvertes au dialogue, pragmatiqu­es, qui ne sont pas mues par des préjugés idéologiqu­es. Il y avait deux France, l’une qui avançait et l’autre qui se sentait laissée sur le bord de la route. Il faut y remédier, sinon, ce sera Le Pen en 2027. Le danger est là, il n’est écarté que pour trois ans.

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Cha Gonzalez Après l’annonce des résultats du second tour, place de la République, à Paris, dimanche.

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