Libération

Trois semaines violentes de campagne et une lancinante odeur de brûlé

- Par SAmirA SeDirA Autrice, comédienne et chroniqueu­se pour «Libération»

Les élections législativ­es sont enfin derrière nous, et le moins que l’on puisse dire c’est que la campagne électorale de ces dernières semaines aura été l’une des plus éprouvante­s, l’une des plus folles et des plus violentes que la France ait connues. Et si l’on pense que tout ce qui a été dit, clamé, déversé sur la place publique finira par rejoindre les eaux usées, on se trompe ; chaque flèche a malheureus­ement trouvé sa cible.

Ceux qui ont eu le plus à souffrir de ces assauts quotidiens sont aussi ceux qu’on a instrument­alisés à des fins purement électorale­s, à savoir les immigrés et leurs descendant­s, toutes divisions confondues, français ou pas, binationau­x, bénéficiai­res ou non du droit du sol, tout ça dans le même chaudron, sans distinctio­n de statut, du moment que les apparences signalent un pedigree de mauvais augure.

Il n’y a pas eu un jour, pas même une demi-journée, où ces hommes et ces femmes injustemen­t montrés du doigt ont pu bénéficier d’une pause pour respirer. Ils auront servi de chique à tous les dentiers, de carburant à tous les groupes politiques, de prétexte à tous les dégueulis racistes, comme s’ils étaient sourds, ou que leur statut «d’étranger» leur donnait droit à des shoots gratuits d’insensibil­ité. Jugeant que la politique du pays ne les concernait pas, on les a relégués aux derniers rangs, là où végètent les accessoire­s qui ne fonctionne­nt plus, alors que l’immense majorité d’entre eux travaillen­t, cotisent, participen­t activement à l’essor de la France. Ce qu’il reste de ces trois semaines de campagne électorale, c’est une lancinante odeur de brûlé, une lancinante odeur du passé. On ne peut s’empêcher de repenser à cette époque où le film d’Yves Boisset Dupont Lajoie était jugé trop caricatura­l pour être vrai. On ne peut s’empêcher de repenser à cette époque où les nostalgiqu­es de l’Algérie française ratonnaien­t dans les rues de Marseille, de Grasse ou de Paris, au cri de «Mort aux bicots !»

On ne peut s’empêcher de craindre que tout cela ressurgiss­e un jour…

De cette époque, il me reste une image. Celle d’un jeune garçon de 10 ans (mon frère) bouleversé d’avoir entendu un patron de bar refuser l’entrée à mon

père : «Ici on n’accepte pas les Arabes.» Clair, net, imparable. Mon père n’avait rien dit, il avait serré un peu plus fort la main de son fils, puis était reparti. A 10 ans, on ne veut pas croire que l’homme qu’on admire le plus au monde ne trouve rien à dire pour se défendre. A 10 ans on ne saisit pas grand-chose à la violence du monde.

Il ne faut jamais oublier qu’avant de nuire à un groupe, la haine raciale ruine les récits de l’intime, sépare ceux qui sont destinés à s’aimer, entaille en profondeur. Je n’étais moi-même qu’une enfant à cette époque, mais je n’ai pas oublié le regard perdu de mon frère. Un regard derrière lequel le ressentime­nt avait commencé son travail de sape. Ce travail de sape qui aujourd’hui semble vouloir m’atteindre à mon tour, moi qui pourtant ne m’étais jamais définie par mes origines. Mais à force d’être désigné comme coupable du désordre de la société, à force d’être catégorisé, inférioris­é, animalisé, on ouvre des vides en soi, des vides qui deviennent des gouffres, des gouffres qui deviennent des abîmes.

Et c’est comme ça qu’on devient chaque fois un peu moins français. Répare-t-on un gouffre ?

Face à la haine raciale, tout est sans cesse à requestion­ner, tout est sans cesse à recommence­r. C’est comme si, chaque matin, le miroir vous renvoyait un visage différent de la veille. Sisyphe en sait quelque chose, qui n’en finit pas de pousser son rocher jusqu’en haut de la montagne, d’où il retombe sans cesse.

Souhaitons tout de même que le magnifique élan démocratiq­ue du 7 juillet 2024 redonne espoir à tous ceux qui craignent encore, aujourd’hui, un violent retour de l’histoire.

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