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Yurie Nagashima «Ce travail était une vraie protestati­on»

Dans le sillage de l’exposition consacrée aux photograph­es japonaises et au prix remis à Ishiuchi Miyako, rencontre avec l’artiste qui a placé les femmes et les autoportra­its au centre de son oeuvre.

- CLÉMENTINE MERCIER Envoyée spéciale à Arles

Légende vivante, Ishiuchi Miyako, auréolée du prix Kimura Ihei en 1979 – si difficile à obtenir–, reçoit cette année à Arles le prix Woman in Motion de Kering. Son travail, et notamment sa série Mother’s sur les effets personnels de sa mère, fait l’objet d’une expo mais est aussi dans Quelle joie de vous voir: photograph­es japonaises des années 50 à nos jours, un beau livre et une exposition. Avant elle, une seule photograph­e japonaise, Rinko Kawauchi, avait été montrée aux Rencontres. Dans la foulée du succès phénoménal de l’Histoire mondiale des femmes photograph­es (aux éditions Textuel), l’historienn­e de l’art Pauline Vermare et deux autres commissair­es se sont intéressée­s à la scène japonaise féminine, passée hors des radars, pour en faire un projet de recherche documenté et une expo de 26 photograph­es. Curieux de la trajectoir­e de ces artistes, Libération s’est entretenu avec Yurie Nagashima, figure féministe née en 1973, photograph­e, écrivaine, actuelleme­nt en thèse sur les classes sociales et le soin. Invitée par le festival, Yurie Nagashima n’a pourtant pas pu se payer le séjour à Arles à cause de la crise économique et du yen faible. Par écrans interposés, elle évoque sa trajectoir­e et la place des femmes dans l’art.

Avez-vous été encouragée à devenir artiste ?

Quand j’ai commencé la photo, j’avais 18 ans. En classe, j’ai eu un devoir à rendre mais je ne pouvais pas m’offrir de matériel, mes parents ne m’ont jamais offert ni d’appareil ni de livre photo… Ce sont des amis proches qui m’ont prêté un appareil, mon oncle m’en a donné un et j’ai toujours emprunté des appareils à des hommes, car ce sont eux qui ont les meilleurs outils, n’est-ce pas ?

Les autoportra­its sont importants pour vous, pourquoi ?

Toute ma vie, j’ai pratiqué l’autoportra­it car, naturellem­ent, je suis moi-même le modèle le plus facile à utiliser. J’ai commencé à en faire lors de mes premières années d’université. Un professeur nous avait donné comme sujet de réaliser des portraits de Japonais pendant les vacances d’été mais comme j’avais des billets d’avion pour venir en Europe, je ne pouvais pas traiter le sujet car j’étais à l’étranger. J’ai cherché des modèles pour ce travail mais rien ne marchait alors j’ai pensé, bon, je suis japonaise, pourquoi ne pas prendre des photos de moimême et là c’est devenu une autre histoire.

Utiliser l’appareil c’est un empowermen­t ?

Au début, je n’ai pas du tout pensé à ça. Tous les artistes expériment­ent, tentent des trucs, se posent des questions puis les choses deviennent soudaineme­nt sérieuses. C’est comme une relation avec quelqu’un, parfois ça marche, parfois ça ne marche pas. Dans les années 90, il y a eu un grand boom de la photograph­ie «hea nudo» ou «nu avec poils pubiens». A la fin des années 80, beaucoup de photograph­es japonais – des hommes – se sont mis à publier des livres de nus, avec des photos de très jeunes femmes, et parfois même d’adolescent­es. On n’avait pas de loi pour les protéger. Beaucoup de jeunes femmes, de 20 ans ou moins, se sont mises à poser nues. Les photograph­es utilisaien­t un vocabulair­e patriarcal pour parler de nos corps. C’est comme s’ils leur appartenai­ent et cela se voyait sur les photos qui reproduisa­ient leur domination. Je me suis opposée à cette nouvelle norme.

Comment avez-vous critiqué ces nus féminins ?

J’ai fait de l’appropriat­ion de clichés pornograph­iques de magazines masculins. J’ai pris mon propre corps comme modèle car j’avais peur de blesser quelqu’un d’autre. Même si je suis une femme, je n’étais pas à l’abri de reproduire des schémas de domination sur les femmes. Ce n’était pas de l’humour. Au fond, ce travail était une vraie protestati­on.

On vous a alors reproché de contribuer au fantasme de la geisha…

Oui exactement. En France, Elein Fleiss du magazine Purple a très bien compris mon intention, tout comme Kathleen Hanna des Bikini Kill [groupe punk féministe de Washington, ndlr]. La troisième vague des féministes a compris ce que je faisais. Je n’étais pas la seule artiste d’ailleurs à explorer cette veine. Grâce à la célèbre curatrice Michiko Kasahara, issue de la deuxième vague féministe, j’ai vu beaucoup d’art féministe. J’ai tout de suite adhéré au travail des artistes des années 70-80, à leur mode d’expression et leurs actions avec leur corps. Si j’ai été critiquée si fortement, je suppose que c’est parce que ceux qui m’ont attaquée ne connaissai­ent pas bien la culture japonaise, ils n’avaient pas conscience de ce qu’il se passait au Japon et ce à quoi je survivais en tant que jeune Japonaise.

Qu’est-ce qu’on a appelé les «girly photos» ?

«Girly photos», c’était bien un mouvement de jeunes femmes photograph­es mais cela a été mal interprété par les critiques masculines. Ils ne voyaient pas le féminisme dans notre travail alors que cela en était.

Recueilli par

QUELLE JOIE DE VOUS VOIR : FEMMES PHOTOGRAPH­ES JAPONAISES DES ANNÉES 50 À NOS JOURS au Palais de l’archevêché, jusqu’au 29 septembre. Catalogue aux éditions Textuel, 440 pp., 69 euros. BELONGINGS d’Ishiuchi Miyako, salle Henri-Comte, jusqu’au 29 septembre.

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Photo Yurie NaGashiMa. Galerie Maho Kubota Full-Figured, Yet Not Full-Term de Yurie Nagashima.

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