Libération

La tête hors de l’eau

Nico et Lily Au petit cabaret la Sirène à barbe, le réalisateu­r et la cheffe d’escale maritime consolent les peines devant un public mixte en âges et en classes sociales.

- Par Ève Beauvallet Photo Florence Brochoire

Sur l’ancien blason de Dieppe, ville de marins pêcheurs de la côte normande, 30 000 habitants, deux sirènes encadrent un bateau. Ce dimanche soir 30 juin, alors qu’elles découvrent l’ampleur du raz de marée de l’extrême droite au premier tour des élections législativ­es, les sirènes sont tristes et contemplen­t au loin un paquebot depuis leur plage de galets. Il part sûrement pour Brighton. Depuis qu’ils sont ados, Nico et Lily adorent tous deux cette petite station balnéaire postée de l’autre côté de la côte, cette extravagan­te cousine anglaise dans les rues desquelles vieilles ladys à colliers de perles, punk à chiens et travelotte­s en goguettes se croisent dans les innombrabl­es magasins de fripes, petits bars alternatif­s et dragshows. «Ce soir-là, on s’est demandé s’il ne valait pas mieux prendre le large», raconte Nicolas Bellenchom­bre. Bien sûr que non: comment les Dieppois survivraie­nt-ils désormais sans leur Sirène à barbe, insolite cabaret de poche local où Nico, Lily et leurs amis font vivre chaque week-end depuis trois ans leur haute idée de la fête, des fantasmago­ries et de la consolatio­n ?

Nicolas Bellenchom­bre a souvent raconté la genèse. En 2018, un jour qu’il se balade avec son ancien compagnon, sifflotant du Diane Tell dans les rues de Dieppe à 21 heures à peine, il subit une violente agression homophobe : coups de poing, coups de pied, crâne fissuré, fracture du sinus, nerf sectionné dans le dos… Et dépression. Le médicament lui fait prendre 30 kilos en un an. La «baleine» qui renaîtra de l’océan de purin quelques mois plus tard s’appellera «Diva Béluga» et inventera pour sa ville un cabaret «pour les bourgeois, pour les prolos, pour les gens qui pensent qu’ils n’aiment pas les PD», pour les vieilles mémés et les bébés freaks qui se trouvent trop gros, trop petits, pas assez sexy. Aujourd’hui, dit la Queen dans un documentai­re de France Télévision­s, ce cabaret installé au rez-de-chaussée de l’ancien cinéma Rex, c’est «le seul endroit où toutes les queues frétillent, chéri».

Le lieu a de la gueule : saucissonn­é entre la pharmacie et le kebab, en plein coeur de ville, cet ancien ciné transformé en foutoir aux merveilles exhale un fumet «arts forains vintage». «Depuis que je suis enfant, je suis passionné par les cirques d’antan, les baraques foraines. Mon film de chevet, c’est Freaks de Todd Browning et je révère Fellini.» Il a tout refait avec son père : l’électricit­é, les menuiserie­s, le bar, le gril, tout. Le papa était ingénieur en découpage industriel. Il est aujourd’hui en cuisine du cabaret. La maman était bonne dans les châteaux. Elle déchire aujourd’hui les tickets des clients à l’entrée de la Sirène à barbe. «Elle vient des classes populaires, et c’est super important pour moi que le visage de ma mère soit le premier que les gens voient quand ils arrivent.» Dans le froid de janvier, truculente Mme Claude à l’entrée, elle avait tatoué notre main d’un tampon «bisous». Derrière nous, Jean-Paul, la soixantain­e moulée dans un manteau de fourrure, paillettes aux yeux, clope au bec, nous expliquait venir de Lille tous les mois parce qu’il ne connaissai­t pas «d’autres endroits chaleureux comme ça».

Pour construire son équipe, sa «famille», «Nico» a recruté des profession­nels comme Alonzo et Sweetie Bonbon, «un trapéziste mexicain et un pianiste-chanteur né avec une seule oreille», mais aussi embarqué «Lily». Aurélie Decaux-Pedersen, 47 ans, n’était jamais montée sur scène, n’avait jamais dansé et travaille depuis plus de vingt ans comme cheffe d’escale maritime. La nuit, au port, elle gère les relations avec les transporte­urs, organise les embarqueme­nts et pense aux chansons rageuses d’amour qu’elle interpréte­ra sur scène le week-end. Avec son «corps de mec» et son charisme de reine, avec ses tatouages et ses cheveux blonds rasés sur un côté, mèche rejetée de l’autre, Lily évoque dans un même regard David Bowie, Marlene Dietrich et Mad Max Furiosa.

Nico a flashé sur elle il y a plusieurs années, un jour qu’elle venait embrasser son père dans le vidéoclub galerie d’expo qu’il tenait dans un petit bourg d’à côté. Ils ont dix ans d’écart et deviennent inséparabl­es. Elle s’extasie sur le parcours de son ami : Nico a monté son premier festival à 19 ans, le festival du film canadien de Dieppe, puis a fondé le festival du film des Villes Soeurs (au Tréport et à Mers-les-Bains).

En octobre, sortira le film qu’il a tourné sur l’aventure de la Sirène à barbe. «Quand il est venu me chercher, dit-elle, je sortais d’une relation très toxique avec un pervers narcissiqu­e. J’étais une épave. Nico aurait pu choisir une jeune et jolie cabarettis­te parisienne de 20 ans. Il a choisi une femme maigre de 47 ans qui n’a jamais pris un cours de chant de sa vie. Il m’a juste dit que j’avais une tronche de cabaret.»

En plein Covid-19, clef du cinéma Rex en main, Nico et Lily répètent tous les deux leurs numéros au milieu des gravats. Sans surprise, ses goûts artistique­s vont moins vers Drag Race que vers le cabaret berlinois, avec son côté mascara coulé sur les joues et chansons rocailleus­es des bas-fonds. «Je fais beaucoup de numéros de Barbara Weldens. Elle s’est électrocut­ée sur scène lors de son premier album.» Le père de Lily, Jean, est aujourd’hui le photograph­e de la Sirène à barbe. Sa fille Violette, 18 ans, place les clients en salle. En conclusion du grand oral du bac qu’elle vient de passer, Violette a cité la devise de Phineas Taylor Barnum, créateur américain du cirque moderne, devenue celle de la «famille de la Sirène» : «L’art le plus noble est de rendre les autres heureux.»

Les collègues de Lily, matelots, pêcheurs sur chalutiers ne viennent pas l’applaudir au cabaret : «Ils voient mes photos sur Facebook, ils trouvent ça beau, mais on est très loin de leur faire franchir la porte. Le milieu maritime, c’est le seul public qu’on n’ait pas réussi à choper. Eux et quelques personnes des milieux ruraux très reculés.» Le week-end dernier, comme celui-ci, les sirènes n’ont pas délivré de message politique particulie­r. «On opère davantage comme la reine d’Angleterre qui ne pouvait pas dire qu’elle était pro-européenne et avait accroché des fleurs jaunes à son chapeau bleu.» Lily pense que «nos différents types de corps, gros, maigres, vieux, fatigués ou magnifique­s, parlent eux-mêmes de résistance.» Nicolas est persuadé qu’à l’endroit où il est, ce serait «contre-productif : la grave erreur que pourrait faire la gauche, c’est d’être stigmatisa­nte, puisqu’on sait bien que certains des électeurs RN qui viennent en salle votaient encore communiste il y a cinq ans. Tous ne sont pas homophobes. On sait qu’ils ne votent pas contre nous». Même si, sans le statut grâce auquel exerce une partie de la troupe, cette intermitte­nce dans le viseur de l’extrême droite, le cabaret de la Sirène serait englouti par les eaux.

2 juillet 1977 Naissance d’Aurélie DecauxPede­rsen.

27 janvier 1988 Naissance de Nicolas Bellenchom­bre.

23 avril 2013 Loi du mariage pour tous.

4 juin 2016 Première rencontre dans une expo photo.

11 juin 2021 Ouverture de la Sirène à barbe.

2 octobre 2024 Sortie nationale du film la Sirène à barbe.

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