«En littérature, tout est secondaire, sauf le texte» Retour sur l’aventure de l’éditeur Guillaume Vissac
Féroce est le premier livre de Bakélite, une maison d’édition bâtie par Guillaume Vissac sur les ruines de Publie.net, structure fondée en 2008 qui optait déjà pour un modèle nouveau, notamment basé sur la complémentarité entre le livre numérique et sa version papier. Publie.net a édité des auteurs comme Philippe De Jonckheere, Fred Griot, Katia Bouchoueva, Lou Sarabadzic, Anne Savelli ou Antonin Crenn. L’éditeur détaille la philosophie de sa nouvelle nd
aventure.
Comment avez-vous inventé Bakélite ?
L’idée première à l’origine de Bakélite est assez simple. Elle est issue de tout ce que je ne m’autorisais pas à faire chez Publie.net. Pas que je ne m’y sois pas épanoui, au contraire, mais pour différentes raisons – le commerce, le fait d’être plusieurs, le rythme de publication d’une structure qui a des charges…–, ce n’était pas toujours possible de laisser libre cours à mes envies. Lorsque Publie.net a cessé ses publications, après le décès de son regretté président (et ami) Philippe Aigrain, et devant l’impossibilité matérielle de relancer la maison sous une autre forme, je me suis retrouvé à hériter de tous ces rêves que j’avais accumulés au fil du temps. Je me suis dit : tâche de faire tout ce qu’il ne faut pas faire, le plus sciemment possible.
Comment ça ?
Ne pas chercher à être partout. Pas de diffusion large en librairie mais des partenariats avec quelques librairies dans différentes villes de France pour échapper à la durée de vie limitée sur tables. Ensuite, refuser de réduire le livre à un argumentaire commercial, ce qui est la norme quand on veut qu’un livre soit vendu sans être lu. A choisir, je préfère que le livre soit lu sans être vendu, Féroce est donc accessible à prix libre, si besoin gratuitement, dans sa version web.
Quelle est la ligne de cette nouvelle maison ?
Bakélite publie de la littérature de fiction qui peut se matérialiser de différentes manières : livre imprimé, livre numérique, site web à prix libre, y compris donc la gratuité. Ce qui m’intéresse, ce sont les livres incroyables, quelle que soit leur forme ou leur ampleur. De 7 à 7 777 pages, disons. Pas nécessairement des romans, mais de la fiction «qui ne fond ni ne brûle» pour reprendre le slogan vintage du premier polymère synthétique qui prête son nom à la maison. Concrètement, tout est assez artisanal. Bakélite est autodistribué et autodiffusé. On est petit mais on sème. Mon ambition, en vérité, elle est assez simple. C’est que chaque personne qui aura lu un livre Bakélite ne l’oublie pas. Ça n’a l’air de rien dit comme ça, mais compte tenu de l’hyperproduction à l’oeuvre dans le monde des lettres, c’est énorme.
Pourquoi Féroce est-il paru sans titre, nom d’auteur ni éditeur sur la couverture ? C’était l’un de mes premiers désirs en matière d’objet : un livre noir, sans titre ni nom d’auteur sur la couverture, sans inscription sur le dos, sans quatrième de couverture. Il faut imaginer ça mis au centre d’une table de librairie très colorée. C’est un trou noir au fond de quoi on ne peut qu’avoir envie de se perdre. Doublé d’une invitation à manipuler le livre, et donc à se confronter au texte. Idéalement, on peut même lire Féroce sans savoir qui l’a écrit, car le nom de l’auteur ne figure que sur le rabat intérieur final. Ce n’est pas qu’une lubie : on vit dans un monde où le nom des autrices et des auteurs est matraqué et utilisé comme des marques capables de faire (ou pas) vendre des produits, qui sont accessoirement des livres. Plutôt que le dernier untel ou la prochaine unetelle, j’aimerais mieux qu’on découvre une oeuvre. En matière de littérature tout est secondaire, sauf le texte. J’ai voulu revenir à lui.
La maison publiera-t-elle un autre livre après
«Mon ambition, c’est que chaque personne qui aura lu un livre Bakélite ne l’oublie pas.»
Féroce? Féroce est le premier livre d’une maison d’édition qui considère tous ses livres comme le dernier. C’est ma «final fantasy» à moi. Grâce à cet article, comme on va vendre des tonnes de Féroce, il pourra y avoir un deuxième Bakélite. Il paraîtra début 2025, ce sera la Vie sociale de Jérôme Orsoni.
Vous pouvez nous en parler ?
Je crois que la Vie sociale, c’est un édifice avec des pièces dedans: chaque chapitre est une pièce et chaque pièce permet soit de s’isoler du reste du monde, soit de s’ouvrir à lui, selon que la porte est ouverte ou fermée. Une autre façon de répondre serait de dire : c’est l’intersection entre Walden ou la Vie dans les bois et Steve Reich. Mais on gagnerait peut-être tout simplement à citer le texte : «Quand les frontières disparaissent, la vie apparaît. Partout.»
Recueilli par G.Le.