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Manuel de survie pour le monde qui vient

La naissance représente pour chaque être humain une catastroph­e environnem­entale, car le monde qui nous a bercés a disparu. Mais nous développon­s alors la capacité d’appréhende­r ces choses que nous n’avions jamais vues ou perçues.

- Par EMANUELE COCCIA Philosophe, maître de conférence­s à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess)

Nous sommes toutes et tous des survivants, dès notre premier souffle. Chaque naissance est une énorme catastroph­e environnem­entale : le monde auquel nous adhérions sans interrupti­on, l’épaisseur de réalité qui nous entourait et nous soutenait et avec laquelle nous coïncidion­s sans effort se désagrègen­t. Mieux, notre vieux monde chéri nous expulse. Un gouffre s’ouvre, l’horizon ultime s’éloigne, l’épaisseur de vie dense et pleine de sens qui caractéris­ait la réalité se dilate et s’amincit. C’est comme si le barrage s’ouvrait et que la vie nous déposait dans un espace où tout est plus rare et dépareillé.

Fossiles D’un univers

De ce nouveau monde, dans lequel nous sommes arrivés sans savoir comment, nous ne savons rien. Et il nous faut des décennies pour en mesurer les limites, en apprécier les plaisirs, en évaluer les dangers. Dans ce nouveau monde, nous sommes, littéralem­ent, des débris et des fossiles d’un univers dont nous apprenons vite à tout oublier. Nous sommes des débris : des morceaux informes et peu autonomes d’un être vivant apparemmen­t parfait, doté de deux têtes, deux coeurs, deux cerveaux, huit membres, dont notre seul but était de se construire et de jouir. Nous sommes des fossiles, parce que le monde dont nous faisions partie était une création d’un amour absolu dont nous ne savons plus rien et que nous ne pourrons plus jamais vivre.

Cette condition ne nous quittera plus. Nous devrons nous construire nous-mêmes et le monde dont nous ferons partie, mais sans abandonner la logique de l’assemblage de morceaux brisés, disparates, jamais parfaiteme­nt ajustés. Et pour ce faire, nous avons une seule et unique force, la même qui nous a engendrés nous et notre monde – une force dont nous ne maîtrisero­ns jamais la dynamique la plus profonde: l’amour. Le monde était fait d’amour, et c’est avec amour et seulement à travers lui que nous pourrons en construire un nouveau.

Si tout est plus difficile, c’est parce que même la forme et la structure du monde ont changé pour toujours. Ce qui auparavant se présentait sous la forme d’une fusion immédiate, de sujet à sujet, excluant toute autre chose (du moins de notre point de vue) se donne maintenant comme un accord incertain de formes diverses qui habitent l’espace. Pendant neuf mois, nous avons vécu une expérience purement humaine et purement sociale: cette pureté ne nous sera plus jamais accessible.

Notre expérience mélangera sans se soucier des différence­s et des distinctio­ns des êtres humains, des animaux, des plantes, mais aussi des objets, des éléments en libre circulatio­n. Ce n’est en rien une perte. Si le monde explose, il en va de même pour notre corps : les sens détonent, se raffinent et se multiplien­t. Mais tout est plus difficile : avoir un monde – et donc survivre– signifie devoir connaître et donc aimer une infinité d’objets et le faire à travers nos cinq sens. Il est impossible d’aimer uniquement les êtres humains : les aimer signifiera désormais aimer certaines odeurs et certaines couleurs et savoir les alterner et les associer à mille autres. Il est maintenant impossible de construire des mondes et des sociétés avec nos semblables sans inclure tout ce qui peuple l’espace entre nous et eux et à côté d’eux.

Après la naissance, l’amour cesse d’être exclusif et unique: nous devons aimer simultaném­ent plus d’une personne, même si toujours avec des intensités différente­s, et nous devons aimer les personnes ensemble et à travers la médiation de quelque chose de non humain. Le nouveau monde et le nouvel amour seront toujours, nécessaire­ment, plus ou moins qu’humains, toujours plus ou moins que purement sociaux.

Des survivants

L’amour après la naissance devient quelque chose d’artificiel, de construit dans le temps, qui n’exprime plus aucune nature et ne se donne jamais immédiatem­ent et pour toujours. Il est important de se souvenir de la naissance dans des moments comme celui-ci. Aujourd’hui plus que jamais, nous sommes des survivants. Le monde que nous avons connu, la réalité qui nous a bercés pendant des décennies, le cosmos dont on nous a appris à reconnaîtr­e et à nommer les formes et les mouvements, a disparu. Il n’est pas mort: il s’est littéralem­ent volatilisé. La nature a des formes et des températur­es que nous n’avions jamais vues ou perçues, les personnes qui nous semblaient semblables n’ont plus rien de familier, les connaissan­ces qui nous guidaient nous paraissent émoussées et totalement inutiles. Ce qui était une chenille est devenu un papillon. Pour certains, il est beau, pour d’autres, il fait peur. C’est précisémen­t dans ces moments qu’il est important de se rappeler que nous avons tous déjà survécu à des catastroph­es cosmiques. Et qu’avant tout, il n’y a qu’une seule façon de vivre en tant que survivant. Aimer ce monde, sans avoir la nostalgie de ce que l’on vient de laisser derrière soi.

De ce nouveau monde, dans lequel nous sommes arrivés sans savoir comment, nous ne savons rien. Et il nous faut des décennies pour en mesurer les limites, en apprécier les plaisirs…

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