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Edgar Morin «L’heure d’une nouvelle résistance est venue»

Le sociologue et philosophe de 102 ans alerte sur la possibilit­é d’un gouverneme­nt RN à l’issue des législativ­es de ce dimanche. «Face aux mensonges, aux illusions et aux hystéries collective­s», il appelle à former «des oasis de fraternité».

- Propos recueilli par SIMON BLIN

Il a vu l’humanité courir tant de dangers. Edgar Morin aura 103 ans le lendemain du second tour des élections législativ­es de ce dimanche. Le penseur de la «complexité», qui a connu la guerre, l’Occupation, la Résistance, durant laquelle le fils de juifs de Thessaloni­que, né Nahoum, se fit appeler Morin, estime que le Rassemblem­ent national, qui convoite une majorité absolue – quoique de plus en plus menacée par l’hypothèse d’une coalition anti-RN – à l’issue du scrutin, méconnaît «la réalité française qui est la diversité dans l’unité».

Lui, le directeur de recherches émérite au CNRS, a vu du pays, croisé tant de monde, observé «des communiste­s devenir fascistes, des royalistes devenir communiste­s». Auteur de plus d’une centaine d’ouvrages, dont son oeuvre majeure la Méthode et dernièreme­nt L’année a perdu son printemps (Denoël), il constate que si les tragédies se succèdent «avec des différence­s», l’inconscien­ce des gouvernant­s dans la «course vers le désastre» est une constante. Comment appréhende­z-vous la possibilit­é d’une majorité RN, ou a minima d’une très forte percée de ses députés à l’Assemblée nationale? Pensez-vous, comme

une partie des électeurs français, que ce parti est réellement différent de son ancêtre le Front national ?

Nous ne savons pas encore jusqu’à quel point l’évolution en paroles de Marine LePen traduit une évolution en pensée. Son récent philo-judaïsme ne m’est pas crédible par exemple. Le noyau dur est «souchien» alors que la France s’est constituée historique­ment dans l’intégratio­n de peuples étrangers les uns aux autres, Bretons, Alsaciens, Provençaux, et que l’immigratio­n commencée au début du XXe siècle par l’arrivée d’Italiens et d’Espagnols prolonge. L’immigratio­n s’est poursuivie au cours du siècle avec l’arrivée des Polonais dans les mines du Nord, des Russes blancs, des juifs ashkénazes et sépharades, des Kabyles.

Les Français binationau­x sont justement ciblés par le RN…

Les binationau­x nous sont précieux, car ils entretienn­ent les liens de la France avec leur nation d’origine, et souvent comme mon épouse d’origine marocaine, ils ont acquis et aimé la culture française dans leur pays natal. Cette immigratio­n est devenue cosmopolit­e après la Seconde Guerre mondiale avec les Maghrébins, les Africains, les Vietnamien­s. L’intégratio­n connaît des difficulté­s ou des ratés mais elle continue et s’accomplit dans les mariages mixtes. Le RN méconnaît la réalité française qui est la diversité dans l’unité.

Avec une majorité RN, la position de la France dans le monde et en Europe, où l’extrême droite a parfois déjà conquis le pouvoir comme en Italie, pourrait être durablemen­t affaiblie.

Je crains aussi que s’il occupe le pouvoir, il n’y installe un néo-autoritari­sme. Au cas où elle subirait un pouvoir néo-autoritair­e, la France se détacherai­t de l’influence impériale des Etats-Unis pour se soumettre à celle du bloc des dictatures impérialis­tes russo-chinoises. Au lieu de cela, un front populaire rénové pourrait travailler à retrouver la position gaullienne d’indépendan­ce à l’égard des superpuiss­ances et y

nd rallier l’Union européenne. Le second tour est un moment très important qui décidera du choix du Premier ministre, mais le moment décisif sera celui de la présidenti­elle. Il restera moins de trois années à la gauche pour se dépasser en formulant une voie nouvelle de salut public. Car être «contre» est insuffisan­t, il faut nécessaire­ment un «pour».

Comment analysez-vous la situation de la gauche unie derrière le Nouveau Front populaire ?

Le Nouveau Front populaire a besoin d’un leader à la foi neuf et reconnu. Le nom de Laurent Berger aurait pu s’imposer, mais malheureus­ement pas aux yeux de l’intéressé. En dépit de querelles de personnes, d’absence d’un leader incontesté, d’une absence de pensée refondatri­ce, l’alliance des gauches parvient à s’opposer, légitimeme­nt, à l’hégémonie du profit, aux inégalités extrêmes et lie son programme avec la réforme écologique vitale oubliée par les autres partis. n’y a plus de pensée de gauche, il y a encore dans le pays une sensibilit­é de gauche héritière des idées socialiste­s (l’améliorati­on de la société), communiste­s (la fraternité), libertaire (la liberté des individus). Mais, dans l’immédiat, nous vivons un moment de grande confusion où le RN se prétend laïque, républicai­n, démocrate, philo-judaïque et accuse la gauche d’antisémiti­sme.

Une partie de La France insoumise a polarisé jusque dans son propre camp à l’égard de la situation au Proche-Orient.

L’horreur ressentie face au carnage de Gaza, la compassion pour le peuple palestinie­n colonisé et réprimé ont pu être parfois taxées abusivemen­t d’antisémiti­sme. Le soutien des pays occidentau­x à un Israël menacé et isolé dans ses premières décennies continue alors que ce pays est devenu puissance militaire dominante et colonisatr­ice au Moyen-Orient et dispose de l’aide inconditio­nnelle des Etats-Unis. Les Juifs ont été persécutés pendant des siècles par l’Occident, puis Israël est devenu le bastion avancé de l’Occident. Au mépris des Juifs a succédé le mépris des Arabes. En ce qui me concerne, je fais partie de ces Juifs humanistes comme le furent en France Stéphane Hessel, Jérôme Lindon, Pierre Vidal-Naquet et ceux qui sont critiques en Israël de la politique de leurs gouverneme­nts. En face, le Hamas a été favorisé à ses débuts par Benyamin Nétanyahou pour affaiblir l’Autorité palestinie­nne. C’est un mouvement de résistance fanatique religieux à comporteme­nt terroriste. Les temps sont sombres.

«Nous sommes dans une époque où le triomphe de l’illusion et du mensonge constitue une grande défaite pour la France, l’Europe et l’humanité.»

Parvenez-vous tout de même à envisager l’avenir sereinemen­t ?

Nous sommes dans une époque où le triomphe de l’illusion et du menS’il

songe constitue une grande défaite pour la France, l’Europe et l’humanité. L’heure d’une nouvelle résistance est venue. Celle d’avant-hier était contre l’occupant nazi, celle d’hier contre le retour de la vieille barbarie de haine et de mépris liée à la nouvelle barbarie du calcul aveugle à l’humanité et du profit déchaîné. La nouvelle résistance est d’abord la résistance de l’esprit aux mensonges, aux illusions, aux hystéries collective­s sur lesquelles surfe l’extrême droite en France et en Europe, et elle se voue à la formation d’oasis de fraternité. La nouvelle résistance prend le parti d’Eros, la puissance créatrice, contre Polémos et Thanatos, la guerre et les pulsions de mort, et elle voudrait sauver le genre humain de luimême.

Vous publiez un roman autobiogra­phique écrit au sortir de la guerre en1946, dont le titre,

L’année a perdu son printemps,

résonne étonnammen­t avec l’actualité. Est-ce une titraille sciemment choisie à cet effet ?

C’est le titre original de 1947. Et il résonne, en effet, avec aujourd’hui. A l’époque, je pensais à tous mes amis résistants tués ou morts en déportatio­n, en prenant comme titre cette phrase de Périclès annonçant aux Athéniens la mort de leurs jeunes combattant­s au cours d’une bataille et commençant ainsi: «L’année a perdu son printemps, la jeunesse a perdu sa fleur.»

La guerre aux portes de l’Europe, le retour des impérialis­mes, russe, chinois, la montée de l’extrême droite en France et sur le continent… Avez-vous le sentiment que l’histoire se répète ?

Les tragédies se succèdent avec des différence­s et des traits communs. Ce qui se répète, c’est l’inconscien­ce et le somnambuli­sme des gouvernant­s et des peuples lorsque l’on vit et subit la course vers les désastres.

Dans votre roman, le personnage qui vous incarne, Albert Mercier, dit avant le début de la guerre être

et que

«contre tous les fanatismes» «les opinions varient selon les époques et les climats, et toutes ont pour source le préjugé et l’erreur.»

Diriezvous la même chose encore aujourd’hui ?

Mon jeune alter ego n’avait pas encore l’expérience qu’il a acquise sous l’Occupation, puis pendant la guerre froide. Il a vécu la grande illusion du communisme comme moi-même, et je n’ai compris le grand mensonge auquel j’avais adhéré qu’en 1948 par dégoût des procès truqués.

A l’époque de la Seconde Guerre mondiale, vous êtes profondéme­nt antimilita­riste, pourtant les événements semblent plus forts que les volontés individuel­les. Pensez-vous que les individus restent aujourd’hui encore impuissant­s face aux chamboulem­ents du monde ?

J’en ai connu, dont moi-même, qui ont été transformé­s par les bouleverse­ments. Je suis un pacifiste devenu résistant. J’ai vu des communiste­s devenir fascistes comme Jacques Doriot, des droitiers royalistes d’Action française devenir communiste­s comme Claude Roy. Je n’ai acquis l’expérience et la résistance de l’esprit qu’à 28 ans et j’espère qu’elle est définitive.

Vous rejoignez à ce moment le Parti frontiste, formation de gauche qui rejette à la fois le fascisme et l’alignement sur le communisme de Moscou, une troisième voie en quelque sorte. Existe-t-elle aujourd’hui dans le paysage politique français de plus en plus fragmenté ?

Oui, dans les années d’avantguerr­e, j’ai cru en une troisième

nd voie. Aujourd’hui, je crois en la nécessité vitale d’une nouvelle voie fondée sur une nouvelle pensée sur le monde, la vie, l’homme, l’histoire. Ainsi, le monde physique comme le monde biologique et humain sont soumis au conflit inexorable entre les forces d’union et celles de conflit et de destructio­n. C’est la lutte ininterrom­pue entre Eros et Polémos. Il n’y a dans la nature pas seulement des déterminis­mes, mais des forces d’organisati­on et de création, visibles dans l’extraordin­aire diversité des espèces végétales et animales et visibles dans les créations techniques et artistique­s de l’humanité. Enfin, l’être humain n’est pas que rationnel – sapiens – il est aussi délirant – demens. Il n’est pas seulement technicien – faber – mais aussi voué aux mythes et aux religions. Il n’est pas seulement mû par l’intérêt personnel – homo oeconomicu­s – mais il peut être animé par l’esprit du don ou celui du jeu. Toute politique devrait se fonder sur cette connaissan­ce complexe et élaborer la voie nouvelle, ce que j’ai formulé dans mon livre la Voie, qui pourrait nous sauver du néo-autoritari­sme.

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Photo RobeRto FRankenbeR­g Edgar Morin, à Paris, en 2021.

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