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«On est beaucoup à se sentir proches de Jordan Bardella»

Rencontrés à Beauvais et à Troyes, des électeurs du Rassemblem­ent national louent un homme «équilibré» et «éloquent», à l’inverse de Jean-Marie ou de Marine Le Pen.

- Par JULIETTE DELAGE Envoyée spéciale à Beauvais et FABIEN LEBOUCQ Envoyé spécial à Troyes

Et si c’était lui? «Jordan ? Je l’adore. Lui au moins, c’est pas un guignol», s’émerveille Caroline, 70 ans, en écarquilla­nt ses grands yeux fardés de bleu. La retraitée déambule joyeusemen­t dans les allées presque vides du marché de Beauvais, ce mercredi 3 juillet, avec une amie. Elle a longtemps voté à droite, glissant lentement à l’extrémité de l’échiquier au rythme de la stratégie de dédiabolis­ation du Rassemblem­ent national. «On n’est plus au temps de Jean-Marie Le Pen, on a évolué avec Bardella !» assure-t-elle. Et d’ajouter, avec le même sourire franc : «C’est un garçon qui a l’air très équilibré, j’aimerais bien le rencontrer.» En attendant, elle le suit sur Facebook, lit avec assiduité ses publicatio­ns. Et espère, dès la semaine prochaine, le voir franchir les portes de Matignon.

Elle n’est pas la seule. La 1re et la 2e circonscri­ption de l’Oise, entre lesquelles la commune de Beauvais est divisée, ont toutes deux placé le RN en tête au premier tour des législativ­es. Près d’un maraîcher, sur la place des Halles, Raphaël, salarié de la RATP, reconnaît avoir fait partie de ces électeurs isariens. «Je ne suis pas raciste, j’aime tout le monde !» croit bon de préciser d’emblée le quinquagén­aire. Tout le monde, sauf «les gens qui viennent en France pour faire plein d’enfants et toucher les allocs». Et aussi ceux qui ont la double nationalit­é, qu’il rêve de voir «enfin supprimée». «On est français, point. Pas franco-belge, franco-canadien ou je ne sais quoi.» Marine Le Pen ? Il la trouve «trop énervée», traînant «une mauvaise image». Le souvenir de sa piteuse prestation lors du débat de l’entre-deux-tours de 2022, face à Emmanuel Macron, le fait encore ricaner. «J’aime bien la Marion [Maréchal], même si ce n’est pas exactement le même parti. Elle parle bien. Et aussi Jordan. Il m’a intéressé dès le début avec son éloquence et ses valeurs.» A son côté, sa fille, Chloé, 19 ans, abonde. Elle aussi «aime beaucoup Jordan». Elle raffole de ses vidéos sur TikTok, dit avoir «éclaté de rire» en le voyant «manger plein de bonbons» sur l’une d’entre elles. «Je suis sûre qu’il peut gagner l’élection, dit affirme la jeune serveuse. On est beaucoup à se sentir proches de lui.» Maëlle, qui traverse le marché à grandes enjambées, n’a pas encore l’âge d’aller voter, à quelques semaines près. Ses pommettes se soulèvent d’un coup lorsque l’on évoque le nom de Jordan Bardella. Elle ne suit pas le président du RN sur les réseaux sociaux, mais dit qu’elle «aime bien l’écouter parler». Si elle avait pu, elle aurait glissé un bulletin RN «sans hésiter». «J’ai lu tout son programme et je trouve que c’est celui qui représente le plus la France.» Comment? «Il est à l’écoute des gens, veut faire au mieux pour améliorer nos conditions de vie.» On essaye de comprendre les mesures qui la séduisent, elle, jeune Beauvaisie­nne, future étudiante en art. Qu’espère-t-on du RN quand on a 17 ans ? «Un changement.» On n’en saura pas plus.

«Cirque»

Sandrine aussi veut «faire bouger les choses», même si elle n’a pas pu voter au premier tour – elle devait s’occuper de ses parents chez qui elle vit. Ça aurait été «sûrement» pour le RN, dit-elle en commençant sa cigarette, sur un parking d’une petite ville accolée à Troyes (Aube). Au fil de la discussion, elle finit par dire «évidemment». Qu’importe le futur «premier-ministrabl­e» : «Barde… Bardella, c’est ça ?» interroge la quinquagén­aire. Elle se souvient pourtant du prénom de «Ségolène [Royal]», pour qui elle a voté à la présidenti­elle de 2007, dans l’espoir de voir enfin une femme prendre les rênes du pays. Aujourd’hui, Sandrine ne veut plus des

15 du mois où le compte bancaire est vide, se désespère du «gaz qui a encore augmenté de 12 % au 1er juillet». Agente municipale, elle aimerait «remettre la retraite à 60 ans» pour les gens qui ont commencé à travailler tôt, comme elle, à 16 ans. «Sinon on finira par travailler en déambulate­ur», prévient la quinquagén­aire, listant ses proches morts avant la retraite, ou presque, au point de ne pas pouvoir en profiter. Annuler la dernière réforme du système de retraites, c’est aussi au programme de la gauche, alors pourquoi lui préférer l’extrême droite? «C’est peut-être eux qui m’ont le plus inspirée», pense Sandrine. Avant d’expliquer qu’elle aime bien la propositio­n du Rassemblem­ent national d’expulser les étrangers «délinquant­s et fichés S pour éviter les attentats».

Au demeurant, Sandrine est méfiante vis-à-vis des promesses non tenues des politiques, et même du système électoral. Elle pense que les élections sont truquées, «comme Miss France», et que Le Pen aurait dû gagner en 2022 parce qu’elle était devant au premier tour (elle était deuxième en fait). Même musique à Beauvais, pour Arlette, petite dame au carré roux de 85 ans, recroquevi­llée sur sa canne. Elle aimerait que le RN s’empare de Matignon dimanche, «pour mettre fin à tout ce cirque !» Elle est en colère : «On nous vole l’élection! Les gens votent et on leur met des bâtons dans les roues avec des histoires de front républicai­n. Et ça, je ne l’admets pas», tempête-t-elle. Habitant de Troyes, Jérémie vient d’une famille de la banlieue rouge parisienne «pas très politique», mais d’un «naturel plutôt de gauche, social sans être communiste», où la mère comparait JeanMarie Le Pen à Hitler. Après des études d’histoire en fac à la Sorbonne, il a pourtant fini par glisser un bulletin au nom de la fille en 2017. Il a toujours abhorré Emmanuel Macron, «européiste», «ennemi de la nation», qui aurait fini «en cour martiale» à une autre époque.

A 35 ans, le bonhomme rond, vitraillis­te de profession, se dit de «culture catholique». «Je suis attaché à l’histoire de mon pays», dont il a peur de voir disparaîtr­e l’identité : «Art de vivre, gastronomi­e, débat, être libre, mais aussi respecter les autres.» Il souhaitera­it revenir sur les lois de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Remettre la première au centre la société en assurerait la cohésion, pense-t-il.

Yeux et barbe clairs contre vêtements noirs, Jérémie en a marre de l’étiquette d’extrême droite, repoussoir désuet à ses yeux : «Ça marchait pour Jean-Marie Le Pen et ses punchlines, son antisémiti­sme, son négationni­sme.» Tout ça aurait disparu du RN? «Peut-être pas totalement, mais c’est résiduel», répond le trentenair­e.

A les entendre, dédiabolis­er ne serait qu’une question de personne. «Jean-Marie Le Pen était trop agressif. Marine Le Pen, bon… Mais avec Jordan, on peut gagner», pensent Patrick et Francine, 69 et 66 ans. Le couple de retraités, qui vit à Beauvais depuis «toujours», slalome doucement entre les camionnett­es blanches des commerçant­s. Fidèles du RN, ils espèrent que «la carrure de Jordan» mènera enfin «le parti à la victoire», insiste l’ancien peintre en bâtiment. Tous deux le reconnaiss­ent volontiers: le jeune président du Rassemblem­ent national les a séduits par «son ton posé» et «ses idées». Là encore, il sera difficile de développer lesquelles, au-delà de cette synthèse : «On veut que la France se relève. Et Jordan, lui, il est pour la France.»

«Gaulois»

Marcel, lui, se fout un peu de Bardella. Mais il a toujours adoré les Le Pen. Il a une photo avec le père à son domicile. Et «Marine c’est ma copine», dit l’homme de bientôt 54 ans attablé à la terrasse d’un bistrot de Sainte-Savine, où il est né, en banlieue de Troyes. Il est «pas raciste» mais la rime suivante vient dans un sourire : «Les Français d’abord, les négros dehors.» Là encore, le même discours sur les personnes étrangères «qui profitent», «qui n’ont jamais cotisé», etc. Difficile aussi pour Marcel de contenir son islamophob­ie quand passent deux femmes voilées, dont il nous explique qu’elles ne s’habillent pas «normalemen­t», c’est-à-dire «pas comme nous». Nous? Les «Gaulois», tel que se définit celui qui travaille de 5 heures à 13 heures pour retaper une maison qui n’est pas la sienne, avant de venir «boire des canons», souvent avec celle qui est devenue la mascotte de l’établissem­ent : Sentinelle, petite chienne brune énamourée de son maître. Souvent reviennent ses six ans d’armée où il était parachutis­te et son passage au Kosovo. «J’ai vu la misère, la vraie putain de misère», ressasse le vétéran à la courte moustache jaunie de tabac. «Là-bas on nous force à devenir raciste.» Pardon ? «C’est derrière moi, je ne veux pas en parler.» Et Sentinelle veut rentrer. •

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Photo StéPhane Lagoutte. MyoP Le président du RN, Jordan Bardella, le 2 juin au Dôme de Paris.

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