La balle perdue et l’autobus 95
Dans le scénario bien rodé d’une soirée spéciale législatives sur BFM, où une poignée de politiques font face à des Français castés pour leur profil sociopsychologique, surgissent parfois de réels moments d’échanges.
Le journaliste Benjamin Duhamel quitte sa place de meneur de jeu et vient s’asseoir à côté de Layla. Chacun comprend que le moment va être exceptionnel. Layla est la mère de Socayna, étudiante de 24 ans tuée d’une balle perdue de règlement de comptes à la kalachnikov en septembre 2023 à Marseille, alors qu’elle travaillait dans sa chambre. Cinq mois plus tard, un mineur de 16 ans était mis en examen, pour assassinat.
«C’était une vivante pleine de joie, sanglote Layla. Elle lisait beaucoup beaucoup de livres. Elle s’occupait de mes papiers. Elle était tout pour nous.» Un matin, la famille entend des tirs dans la rue. Dans sa chambre, la jeune étudiante gît «dans une mare de sang. Il n’y a plus de dents. Ils ont démonté la tête. Le médecin m’a dit, “Désolé Madame, on ne pouvait rien faire.” Qu’est-ce qu’elle a fait, la pauvre ? J’ai rien compris de ce qui s’est passé. C’est un mineur de 15 ans qui a tué ma fille. J’ai jamais su qu’on vivait dans des cartons.» La balle a transpercé le mur de l’immeuble. «Peut-être Aurore Bergé sur ce sujet…» risque Benjamin Duhamel. Car ils sont trois politiques, représentant «les trois blocs», face au récit de Layla, dans cette soirée spéciale de BFM, construite sur le mode traditionnel: une poignée de politiques face à des Français soigneusement castés pour leur profil sociopsychologique (l’agriculteur en colère, le restaurateur qui n’arrive pas à recruter), leur facilité d’expression, ou –mieux– leur qualité de protagonistes d’un fait divers. Aurore Bergé, ministre déléguée chargée de l’Egalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations (Renaissance), Fabien Roussel, secrétaire national du PCF, et Jean-Philippe Tanguy, député RN. «C’est difficile de parler après vous», commence la ministre. Oui. Certes. Mais c’est le principe. Il s’agit de placer les politiques en contact direct avec la détresse populaire, voire la douleur en fusion, sans médiateur, sans intermédiaire, sans blindage. Aller chercher à mains nues ce minerai introuvable : la sincérité tripale du politique, sous les couches successives de convictions, de postures, de langue de bois. Mais Layla n’en a pas fini. «Est-ce que la France elle est en guerre, on savait pas. On est en guerre contre qui?» Bergé parle justice des mineurs. Pour Roussel, «faut mettre le paquet, c’est tout». Le paquet, sur la police de proximité, les enquêteurs, la police aux frontières. «Mais aussi plus d’éducateurs.» Pour Tanguy, «ceux qui consomment de la drogue nourrissent cette guerre. Ils passent un bon moment mais c’est pas un bon moment, même s’ils n’en ont pas conscience».
Benjamin Duhamel regagne sa place de Monsieur Loyal. Après l’intermède de cette douleur hors norme, le débat ordinaire peut reprendre, avec ses conflits, ses revendications, ses récriminations ordinaires. «Les agents de l’Office français de la biodiversité sont armés», s’indigne un agriculteur. «Faut arrêter d’emmerder les agriculteurs», réagit Bergé, qui a regagné un terrain connu. Nathalie s’indigne d’avoir vu des drapeaux palestiniens à l’Assemblée. Tanguy reste coi face à Mohammed, réfugié du Darfour, au parcours d’intégration qu’il reconnaît «admirable», mais entré illégalement en France. A Méderic, restaurateur, pour qui «on ne peut pas faire sans immigration», il répond en boucle qu’il y a «cinq millions de chômeurs». Dans une intervention non prévue («on va vous passer un micro»), une cousine de Layla rappelle très calmement que «les gens qui viennent sur des bateaux cherchent à vivre décemment». Entre Nathalie, Méderic et Mohammed se forme le petit miracle d’une microsociété. Apparaît l’illusion qu’on pourrait s’écouter, voire – incroyable ! – échanger. Avec les risques de l’échange spontané, hors casting.
A Nathalie, celle qui s’offusque de lire sur les réseaux que «les musulmans extrémistes n’aiment pas les Français», Mehdi, responsable associatif à Romans-sur-Isère, demande calmement : «Dans votre quotidien Madame, concrètement, vous avez subi un événement de ce type-là ?»
Ah oui. Le racisme anti-Français, Nathalie l’a rencontré en chair et en os. Elle raconte: «C’était dans le bus 95 avec une de mes vendeuses, d’un certain âge. C’était bourré et il y avait des poussettes. Elle a manqué de tomber. Elle s’est raccrochée à une poussette. Désolée de le dire, c’était une famille musulmane et arabe. La femme est rentrée dans une colère, elle l’a insultée, une catastrophe ! Tout ça parce qu’elle s’est accrochée à la poignée de la poussette. Excusez-moi, ça m’a choquée.» «Quel rapport ?», demande Duhamel. Nathalie, sans avoir entendu : «Ce qui me fait peur, ce sont les extrémistes.» On a failli s’écouter.