Libération

Métro, boulot, boulot

Jean-François Monteils A la tête du Grand Paris Express, ce haut fonctionna­ire n’hésite pas à aller sur le terrain, quitte à patauger dans la boue.

- Par ÈVE SZEFTEL Photo ROBERTO FRANKENBER­G. MODDS

Trois ans qu’on faisait la cour à Jean-François Monteils pour tenter de convaincre ce haut fonctionna­ire de droite, ami de Jean Castex et ancien du cabinet de Fillon à Matignon, d’accepter de figurer en «der» de Libé. On l’avait croisé 50 mètres sous terre, casqué et botté, lors de visites du chantier du Grand Paris Express, le métro en rocade autour de Paris. On avait apprécié son humour pince-sans-rire et son franc-parler, flairé l’originalit­é derrière la réserve de celui qui, à 59 ans, préside aux destinées du plus grand chantier d’Europe: 10000 ouvriers, 200 km de rail creusés dans les entrailles de l’Ile-de-France, 68 gares et 4 nouvelles lignes automatiqu­es. Si l’ensemble du réseau ne sera achevé qu’en 2031, l’extension de la 14 au nord jusqu’à Saint-Denis et au sud jusqu’à Orly sera effective ce lundi, à temps pour les JO. Le président de la République doit aussi inaugurer la gare de Saint-Denis Pleyel, hub majeur du futur «GPE» et oeuvre de l’architecte japonais Kengo Kuma. On a donc retenté notre chance, sans grand espoir. Fumée blanche: après réunion au sommet, c’était oui pour la «der». En ce lundi qui suit l’annonce de la dissolutio­n, on attaque d’entrée sur le dilemme du grand serviteur de l’Etat en cas de victoire du RN : should I stay or should I go ? En fin politique, le Bordelais d’adoption déplace le problème: au-delà des «postures sacrificie­lles» – qui le laissent sceptique – «c’est une question d’efficacité de l’action publique. Quand vous êtes haut fonctionna­ire, vous n’êtes pas un mercenaire, un simple exécutant: il faut un minimum d’adhésion. C’est mon cas pour le GPE». C’est pourquoi, au retour de la gauche au pouvoir en 2012, l’alors secrétaire général du ministère de l’Ecologie a pris les devants et présenté sa démission. «J’ai dit à Cécile Duflot que j’aurais du mal à signer une circulaire sur l’encadremen­t des loyers car je trouvais ça débile. Elle m’a répondu qu’elle était obligée de l’appliquer, vu que c’était dans le programme de François Hollande !» Au passage, il salue une ministre «courageuse», qui a été «au front avec les syndicats».

Après la salade de tomates, on aborde les sujets qui fâchent : les accidents mortels sur le chantier et la sortie d’un brûlot, les Naufragés du Grand Paris Express. Sur le premier, il admet que «dans le BTP, en France, on n’est pas bons». Et à la SGP non plus, malgré un plan d’une «extraordin­aire ambition». En patron qui a souvent les pieds dans la boue, il analyse cette contre-performanc­e tricolore comme un effet de la «culture de la virilité, et de la débrouille»: «Le gars qui va travailler sans gants et en mettant son échelle contre le mur, c’est un vrai bonhomme. Et celui qui prend une initiative, on n’a pas envie de le décourager, même s’il sort des clous», explique, entre deux gorgées de rouge, le fonctionna­ire connu pour aimer porter des bretelles.

Quant à l’ouvrage de la géographe Anne Clerval, «il est sur ma table de chevet». L’a-t-il lu? «Pas en entier», mais ne pas le prendre au sérieux serait de «l’hubris». Après, «je ne suis pas fanatique de ce genre d’ouvrages qui masquent une approche polémique derrière quelque chose qui se veut académique». Sur le fond, il le juge «injuste». A du mal à accepter que son bébé soit assimilé à «un bulldozer qui écrase la vie des malheureux, alors que c’est un projet qui va améliorer la vie des gens, en particulie­r de ceux qui n’ont pas grand-chose».

La SGP aurait procédé à des expropriat­ions massives ? «On a fait 95% de nos acquisitio­ns foncières à l’amiable !» balaie Monteils. Autre reproche, le nouveau métro, en faisant monter les prix autour des gares, favorisera­it la gentrifica­tion de la couronne parisienne. Ce procès en «gentrifica­tion», terme qu’il interroge, agace ce pur produit de la Cour des comptes, jamais passé dans le privé, qui estime n’avoir pas de leçon à recevoir en matière de recherche de l’intérêt général. «Si ça amène à une améliorati­on de la valeur des territoire­s qu’on traverse, j’ai du mal à ne pas m’en féliciter.»

Il est 14 heures, le dessert est servi, avec du caramel qui colle aux dents. Pas le temps d’aborder l’élargissem­ent des missions de la Société du Grand Paris. La SGP nouvelle mouture, rebaptisée Société des Grands Projets, est notamment chargée de la mise en route des RER métropolit­ains. La consécrati­on pour Monteils, nommé en 2021 à la tête de la SGP avec la mission de contenir les coûts, après la révélation d’un quasi-doublement du budget. La dérive posait la question de l’abandon de certaines lignes, au grand dam des habitants des banlieues les plus mal desservies. Le magistrat financier a tranché : on maintient les lignes, mais on repousse leur mise en service au-delà des JO.

Monteils est un homme simple aux goûts simples : il aime lire dans le jardin de sa maison à Bordeaux. Surtout Montaigne, «le plus grand philosophe, avec Bach». Ses parents étaient magistrats, sa femme est magistrate, ses trois enfants ont échappé à «l’endogamie sociale». Il a un petit-fils, Octave, qui a 1 mois et dont il est gaga, à en croire ses collaborat­eurs. Son épouse, il l’a rencontrée au lycée Corneille à Rouen. «Elle m’avait repéré comme l’un des types les plus haïssables du lycée, c’était un bon début.» Sifflement admiratif de la journalist­e : «On dit que l’amour dure trois ans, mais vous, ça dure depuis plus de quarante ans, bravo!» «Oui mais là on parle de mariage…» On avait raison d’insister, Jean-François Monteils est drôle.

Le préfet Georges-François Leclerc, son camarade de promo à l’ENA, ne tarit pas d’éloges sur «Jeff», qu’il tient pour «un des plus grands serviteurs de l’Etat de sa génération». «Musicien de jazz, triathlète, c’est l’homme complet. Cet ami merveilleu­x m’a initié à Joyce et notamment à Ulysse, l’Everest de la littératur­e mondiale». D’ailleurs, «Monteils, c’est Ulysse: très dur à aborder, un bonheur quand on a compris». Enfant, à quoi rêvait «Jeff» ? «J’ai le souvenir d’une photo de moi en cosmonaute, mais j’ai jamais rêvé de l’être.» Et les trains? Pas mieux. «Je ne peux même pas dire que j’ai ressenti la vocation du service public, j’ai fait Sciences-Po parce que je ne savais pas quoi faire.» Il a redoublé sa «prép ENA» parce qu’il faisait trop de jazz. De la trompette puis du cornet à piston. Il tente de nous expliquer la différence entre les instrument­s «à perce conique» et «à perce cylindriqu­e». On réprime un bâillement. On a un peu trop bu. De Jean-François Monteils, on pourrait dire bien des choses encore. Que c’est un «vélotaffeu­r» avant l’heure, mais qu’il laisse les vieilles dames traverser, lui. Qu’il siège au conseil d’administra­tion de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. Qu’il fait pousser des kiwis dans son potager. Ou encore qu’il a laissé l’entretien se prolonger plus longtemps que prévu. Le Grand Paris Express, pour une fois, a attendu.

8 avril 1965 Naissance à Clermont-Ferrand

Mars 2021 Président du directoire de la Société du Grand Paris

24 juin 2024 Inaugurati­on de la gare de Saint-Denis-Pleyel

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